Un partenariat aérien au parfum de Realpolitik
Lorsque les Rafale de la 4ᵉ escadre française ont coupé leurs post-combustions sur le tarmac de la base de Benguérir, c’est toute une histoire diplomatique vieille de plus de soixante années qui est venue se poser sur le béton marocain. Rabat et Paris cultivent, depuis l’indépendance du Royaume, un dialogue de défense jalonné d’accords de formation, de transferts de matériels et d’échanges de renseignements. Ce partenariat, consolidé par le traité de coopération militaire de 1994 puis alimenté par des exercices réguliers, a néanmoins connu des variations d’intensité au gré des tensions régionales et des alternances politiques de part et d’autre de la Méditerranée.
Aujourd’hui, la logique pragmatique reprend volontiers le dessus. Les élites sécuritaires des deux pays perçoivent, dans la dispersion des groupes armés sahéliens, la course aux armements de l’Algérie voisine et la résurgence d’incertitudes en Libye, une constellation de menaces nécessitant des réponses interarmées coordonnées. Sur ce terrain, le ciel devient la première ligne de partage du risque, et l’argument capacitaire un instrument diplomatique à part entière.
Marathon25, laboratoire tactique et stratégique
L’exercice Marathon25, conçu comme une séquence d’entraînement « air-air » et « air-sol », a mobilisé cinq Rafale B, un A330 MRTT Phénix et un détachement marocain composé de F-16 C/D Block 52+, de Puma destinés au transport d’assaut et d’une cellule médicale aéro-portable. La manœuvre, déroulée sur dix jours, s’est articulée autour de trois volets : ravitaillement en vol nocturne, neutralisation de défenses antiaériennes et appui aérien rapproché de convois terrestres fictifs. Pour les Rafale, il s’agissait également d’étrenner les munitions guidées AASM Hammer sur des cibles simulées dans le Haut Atlas, démonstration filmée puis diffusée par l’armée française sur les réseaux sociaux (Ministère français des Armées, 2024).
À Rabat, le haut-commandement n’a pas manqué d’insister sur la symbolique de la première synergie opérationnelle entre Rafale et F-16, insistant sur « l’élévation du seuil d’intensité possible » et la faculté, pour les deux forces, de « frapper de concert tout point menacé des approches atlantiques à la façade sahélienne » (État-major général marocain, communiqué du 14 avril).
Interopérabilité : un concept, des arrière-plans
Le terme séduit, tant il habille les coopérations d’un vernis technologique, mais l’interopérabilité reste d’abord une grammaire politique. Elle suppose un alignement doctrinal – ici celui de l’OTAN, auquel la France appartient et que le Maroc observe sans y adhérer – ainsi qu’une compatibilité des systèmes informatiques de mission. L’embarquement des codes-ami IFF, la synchronisation des liaisons de données Link 16 et la calibration des procédures d’appui feu illustrent la partition invisible qui précède le ballet aérien.
Or, derrière la fluidité affichée, Marathon25 matérialise un triple enjeu. D’abord, la consolidation de la maintenance : Dassault Aviation et Lockheed Martin, constructeurs des Rafale et des F-16, devront assurer l’interface logicielle. Ensuite, la question de la souveraineté de données : Rabat, attentif à la sensibilité de ses théâtres, teste la possibilité d’échanger du renseignement tactique sans dilution de sa liberté de manœuvre. Enfin, la formation : les jeunes pilotes marocains, formés à Meknès sur Alpha Jet franco-allemand, trouvent dans l’exercice une transition naturelle vers les standards occidentaux les plus exigeants.
Le message géopolitique derrière le rugissement des réacteurs
D’un point de vue parisien, l’opération répond à un double impératif. D’une part, compenser le reflux partiel des forces françaises du Sahel en réassurant leurs partenaires maghrébins, où se situent aujourd’hui les points d’appui logistiques indispensables aux opérations Barkhane résiduelles. D’autre part, contenir l’influence technico-militaire croissante d’acteurs extra-européens, en particulier la Russie et la Turquie, courtisés par Alger et Tunis.
Pour le Maroc, la dimension symbolique est tout aussi dense. L’arrivée des Rafale intervient au moment où le Royaume négocie avec Washington un possible passage au F-35 à l’horizon 2030. Manifester sa capacité à faire coexister des plates-formes américaines et européennes peut renforcer sa main aux yeux du Congrès et rassurer les milieux industriels français sur la pérennité de leurs marchés de soutien. Dans l’arrière-plan se dessine également la lutte d’influence autour du Sahara occidental : aligner un dispositif aérien crédible permet à Rabat de projeter une posture de dissuasion conventionnelle, sans pour autant franchir le seuil de l’escalade vis-à-vis d’Alger.
Projection d’avenir : le calendrier discret d’une convergence
À la fin de Marathon25, les états-majors ont convenu d’une nouvelle itération en 2025, potentiellement élargie à la marine nationale française et aux frégates marocaines de classe SIGMA. Ce format interarmées ouvrirait la voie à une certification conjointe OTAN-like, objectif officieux mais assumé en coulisses. De source diplomatique, l’Élysée verrait dans cette trajectoire un levier pour resserrer les liens politico-économiques distendus depuis les crises de visas de 2021.
Plus largement, la séquence s’inscrit dans la redéfinition de la présence européenne en Afrique. Si Paris aspire à passer d’une posture d’intervention à une posture d’accompagnement, Rabat ambitionne de se poser en pivot régional. L’interopérabilité aérienne n’est donc qu’un étage d’une fusée bien plus large : celle d’un partage de souveraineté mesuré qui, sous couvert de coopération technique, articule déjà la diplomatie de défense du Maghreb du XXIᵉ siècle.