Une ville universitaire devenue capitale culturelle panafricaine
Depuis le 26 juin, la petite cité universitaire de Makhanda, nichée dans la province sud-africaine du Cap-Oriental, se voit investie d’une mission quasi diplomatique : accueillir l’édition 2025 du National Arts Festival. Cet ancien bastion colonial, jadis baptisé Grahamstown, déploie désormais ses ruelles pavées et ses salles de cours comme autant de scènes éphémères au service d’une ambition continentale. Dans l’esprit des organisateurs, il ne s’agit plus uniquement de présenter un florilège de spectacles, mais d’ouvrir un espace de circulation symbolique pour des œuvres venues du Nigeria, du Kenya, du Ghana ou du Mali, sans oublier les créateurs européens et latino-américains invités à tisser des collaborations transatlantiques.
Un héritage de résistance qui irrigue la scène contemporaine
Créé en 1974, alors que l’apartheid imposait encore sa ségrégation brutale, le festival fut longtemps perçu comme une enclave de liberté intellectuelle. À l’époque, les étudiants de Rhodes University coudoient des artistes dissidents pour dénoncer l’ordre racial devant un public sous tension. Cinquante ans plus tard, cette mémoire militante demeure le socle de la programmation. Les curateurs rappellent volontiers que l’art, ici, n’est pas un simple divertissement mais un vecteur de négociation sociale : « Notre scène reste un lieu de contre-pouvoir », confie Ismail Mahomed, l’un des anciens directeurs, évoquant la nécessité d’« une parole qui ne cède ni au nihilisme ni au triomphalisme ».
Théâtre et parole publique : la société sud-africaine mise à nu
Le cœur battant du festival demeure théâtral. Entre réécritures des classiques de Gibson Kente et créations radicales de collectifs émergents, la scène se fait miroir des tensions contemporaines. Au-delà de la restitution narrative, nombre de dramaturges adoptent le spoken word et le théâtre documentaire pour questionner la violence institutionnelle ou les migrations intérieures liées à la question foncière. La jeune metteuse en scène Siphokazi Jonas, dont la pièce « Land Lines » affiche complet, estime que « l’argument politique ne se dissocie plus du geste poétique » et qu’il revient aux comédiens de « réarticuler la citoyenneté » face aux fractures héritées.
La danse comme diplomatie sensible du mouvement
La programmation chorégraphique porte, elle aussi, une dimension relationnelle. Les troupes maliennes de hip-hop dialoguent avec les virtuoses de pantsula d’Alexandra, tandis qu’une compagnie égyptienne insuffle des motifs soufis à une fresque contemporaine sur la justice climatique. Dans la halle Victoria, transformée pour l’occasion en boîte noire, les spectateurs se voient conviés à une immersion sensorielle où le corps devient langue commune. Pour la curatrice kényane Achieng Odhiambo, « la danse offre ce que les diplomates appellent la confiance mutuelle : un partage immédiat du souffle ».
Arts visuels et technologies : cartographier la mémoire post-coloniale
Au-delà des scènes, les murs même de la ville racontent. Des galeries improvisées investissent d’anciennes chapelles méthodistes pour exposer des installations de réalité augmentée interrogeant les cicatrices urbaines. La photographe zimbabwéenne Kudzanai Chiurai juxtapose des portraits de mineurs clandestins à des archives coloniales, tandis que l’artiste numérique sud-africain Tabita Rezaire propose un jardin sonore qui procède à une re-sacralisation des espaces profanés. Si la pluralité des supports reflète la vitalité du continent, elle témoigne surtout d’une volonté commune : détourner les artefacts coloniaux pour réinventer un récit souverain.
La rue comme agora : participation citoyenne et rayonnement local
Loin de se cantonner aux salles obscures, le festival investit trottoirs et places publiques. Brass bands improvisent des processions entremêlant jazz township et percussions xhosa, tandis que des conteurs en isiXhosa captivent des groupes d’enfants installés sur les marches de la poste victorienne. Le maire de Makhanda, Mzukisi Mpahlwa, y voit un outil de cohésion : « En transformant l’espace public en scène partagée, nous rappelons que la culture appartient à tous ». Les retombées économiques, soutenues par une hôtellerie affichant complet, consolident par ailleurs la diplomatie de proximité voulue par la municipalité.
Penser l’après-spectacle : débats, savoirs et diplomatie culturelle
Chaque matin, un cycle de conférences prolonge les émotions de la veille. Chercheurs, activistes et diplomates culturels y auscultent la condition post-coloniale, la justice linguistique ou la transition écologique. Pour l’essayiste ghanéenne Ama Ata Aidoo, invitée d’honneur, « l’art n’est pleinement opérant que lorsqu’il rejoint la conversation civique ». Cette dimension réflexive confère au festival la stature d’un véritable forum panafricain, où se négocient des imaginaires susceptibles d’influencer à terme les politiques culturelles nationales.
Makhanda, miroir d’une Afrique créative en dialogue avec le monde
À l’heure où les industries culturelles africaines cherchent de nouveaux débouchés, Makhanda propose un modèle d’échange fondé sur le respect mutuel plutôt que sur la simple consommation d’exotisme. La ville, forte de son passé tumultueux, démontre qu’une programmation ambitieuse peut allier exigence artistique, responsabilité sociale et rayonnement diplomatique. Les visiteurs qui arpentent ses collines repartent rarement indemnes : ils emportent la conscience d’une Afrique en pleine mutation, capable de transformer les traumatismes en puissants vecteurs de création. C’est sans doute là que réside la véritable portée stratégique du National Arts Festival : faire de la culture un levier pacifique et durable au service de l’intégration continentale.