Les méandres d’un conflit protéiforme
Dans l’est de la République démocratique du Congo, la rébellion du Mouvement du 23 mars, plus communément désignée M23, demeure l’un des avatars les plus persistants d’une conflictualité qui, depuis plus de deux décennies, redessine périodiquement les cartes de la province du Nord-Kivu. Les chiffres des Nations unies avancent près de six millions de personnes déplacées internes dans l’ensemble du pays, dont un tiers lié directement aux affrontements récents (ONU). Ce conflit, où s’entremêlent enjeux identitaires, ressources minières et rivalités transfrontalières, a vu renaître en 2021 un mouvement que beaucoup croyaient défait, réouvrant des blessures que le processus de Kampala, conclu en 2013, n’avait que partiellement cicatrisées.
Doha, nouveau carrefour diplomatique
Après une médiation active de l’Union africaine et un relais des initiatives angolaises, la table ronde de Doha apparaît comme la dernière tentative en date pour amorcer un désengagement armé et redéfinir les paramètres sécuritaires du Nord-Kivu. Le Qatar, qui s’emploie depuis plusieurs années à élargir son empreinte sur la scène de la résolution des conflits, offre un espace de neutralité jugé acceptable à la fois par Kinshasa et par les porte-parole du M23. Selon les confidences recueillies au sein de la délégation congolaise, la participation de plusieurs observateurs issus de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale – parmi lesquels des diplomates de la République du Congo – vise à créer un cordon d’assurance régional, garantissant le suivi des engagements.
L’enjeu dépasse la cessation immédiate des hostilités : il s’agit également d’esquisser un calendrier de désarmement progressif, de réintégration encadrée et de retour de l’administration civile dans les zones sous contrôle rebelle. Le choix de Doha témoigne d’un aggiornamento de la médiation africaine, de plus en plus disposée à s’appuyer sur des partenariats moyen-orientaux dans la lignée de ce que l’on a observé au Soudan ou en Libye.
Les revendications du M23, entre stratégie et communication
Le mouvement rebelle, par la voix de son président Bertrand Bisimwa, exige la libération des prisonniers politiques et militaires arrêtés depuis 2013, l’annulation des mandats d’arrêt internationaux visant ses chefs et la reconnaissance d’une citoyenneté pleine et entière pour les populations rwandophones assimilées à tort, selon lui, à une cinquième colonne extérieure. Les négociateurs congolais reconnaissent en privé que la question de l’amnistie sélective constitue l’angle le plus délicat du dossier. « Il ne s’agit pas de blanchir des auteurs présumés de crimes de guerre », confiait un conseiller du cabinet présidentiel, précisant que tout compromis devrait respecter le cadre du droit international humanitaire.
Dans cette posture, on décèle une habile stratégie de communication. En dramatisant la demande de levée des mandats, le M23 place Kinshasa devant l’équation d’un choix perçu à l’international : la paix ou la poursuite judiciaire. L’argumentaire rebelle s’appuie sur l’idée d’un nécessaire paiement de dividendes politiques pour ramener des combattants aguerris à la vie civile, position soutenue par certains acteurs humanitaires présents à Goma (Human Rights Watch).
Kinshasa face à l’équation sécuritaire et humanitaire
Le gouvernement congolais arrive à Doha fort du soutien explicite du Conseil de sécurité, qui, en décembre dernier, a condamné la progression du M23 autour de Sake et de la périphérie de Goma. Sur le terrain, les forces armées congolaises, appuyées par un contingent de la SADC, ont stabilisé plusieurs localités, mais la ligne de front demeure poreuse. Le pouvoir à Kinshasa refuse catégoriquement toute reconnaissance politique du M23 ; il accepte en revanche d’intégrer certains combattants dans les Forces armées de la RDC à condition qu’ils soient soumis à un screening individuel.
Parallèlement, les autorités congolaises redoutent la lassitude d’une population civile prise en étau entre promesses de paix et cycles de violences. L’urgence humanitaire est manifeste : plus de 800 000 personnes sont aujourd’hui hébergées dans les camps autour de Goma, selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires. Kinshasa considère que le désarmement effectif du M23 doit être corrélé à un plan de réinstallation durable, sous peine de voir resurgir un nouvel avatar d’insurrection dans les trois ans.
Une lecture régionale : implications pour Brazzaville et la CEEAC
Sans être partie prenante directe, la République du Congo suit avec attention ces tractations qui se déroulent à 2 500 kilomètres de ses frontières. Brazzaville a bâti, sous l’impulsion du président Denis Sassou Nguesso, une diplomatie de stabilité dont la doctrine est celle du « silence des armes » dans la sous-région. La présence d’un émissaire congolais à Doha s’inscrit dans cette tradition de facilitation, déjà illustrée lors des discussions inter-soudanaises accueillies à Kintélé en 2021. Le ministère congolais des Affaires étrangères estime que « la paix à Goma est aussi un gage de sécurité pour Oyo et Pointe-Noire », rappelant que les couloirs commerciaux vers l’Atlantique demeurent sensibles aux perturbations sécuritaires dans les Grands Lacs.
En choisissant le registre de la neutralité bienveillante, Brazzaville ménage à la fois Kinshasa et Kigali, deux partenaires économiques majeurs. Cette posture conforte l’image d’un acteur modérateur, ce qui pourrait ouvrir à moyen terme des opportunités d’investissements croisés dans les infrastructures de transport fluvial et ferroviaire reliant le Pool, le Kasaï et la partie orientale de la RDC.
Au-delà du Nord-Kivu, les signaux d’une reconfiguration africaine
Le rapprochement entre le M23 et Kinshasa intervient alors que le continent est marqué par d’autres jalons diplomatiques. La visite du Premier ministre indien Narendra Modi à Accra, la première d’un chef de gouvernement indien au Ghana depuis trente ans, rappelle l’intensification des convergences Sud-Sud dans les domaines technologique et sécuritaire. De son côté, l’achèvement du Grand barrage de la Renaissance éthiopienne, désormais le plus vaste projet hydroélectrique d’Afrique, rebat les cartes de la coopération énergétique régionale. Là encore, Brazzaville a exprimé son soutien, y voyant la preuve qu’un grand projet infrastructurel africain peut atteindre sa maturation en dépit des tensions périphériques.
Ces évolutions suggèrent que les négociations de Doha ne se déroulent pas en vase clos ; elles s’inscrivent dans une Afrique qui revendique une capacité accrue à gérer ses propres crises tout en diversifiant ses partenaires. Du point de vue congolais, l’obtention d’un cessez-le-feu crédible avec le M23 offrirait une respiration politique et la possibilité de réorienter des ressources financières vers des projets de développement comparables à ceux de l’axe Addis-Abeba-Khartoum-Le Caire. La portée symbolique d’une telle réussite, soutenue par des capitales comme Brazzaville, serait de nature à consolider la tendance actuelle à l’africanisation des solutions de paix.
Enjeux et perspectives d’une trêve attendue
À Doha, les négociateurs s’accordent sur un calendrier intermédiaire visant à formaliser, d’ici la fin du trimestre, un protocole de cessez-le-feu assorti d’un mécanisme conjoint de vérification. Rien ne garantit toutefois que l’armistice se traduise immédiatement par une accalmie sur le terrain ; les groupes armés tiers pourraient chercher à exploiter le vide sécuritaire. La réussite du processus dépendra donc de la capacité des partenaires régionaux, au premier rang desquels la République du Congo, à offrir un accompagnement technique et logistique à la commission de suivi.
Pour Kinshasa, le pari consiste à démontrer que l’on peut concilier justice et réconciliation sans sacrifier la souveraineté de l’État. Pour Brazzaville, l’enjeu est de conforter une image d’épicentre de la médiation africaine, tout en préservant l’équilibre subtil qui garantit son influence. Dans l’éventualité où les engagements de Doha seraient respectés, le M23 pourrait amorcer sa transformation en acteur politique légal, ouvrant la voie à la tenue d’élections locales différées depuis 2020 dans plusieurs territoires du Nord-Kivu. Mais, dans le grand livre des crises congolaises, le chapitre Doha ne sera jugé qu’à l’aune de son épilogue : le retour effectif des déplacés, la relance de l’économie agropastorale et la restauration d’institutions locales qui paraissent, aujourd’hui encore, suspendues au fracas des armes.