Un axe transcontinental sous le sceau du Plan Mattei
Il aura suffi d’une matinée romaine, le 20 juin 2025, pour que le Corridor de Lobito bascule du statut de projet ambitieux à celui de chantier géopolitique prioritaire. En annonçant un financement de 320 millions d’euros, l’Angola, l’Italie et l’Union européenne ont fait du port atlantique de Lobito la tête de pont d’un corridor qui doit, à terme, rejoindre les plaines zambiennes et ouvrir une fenêtre vers l’océan Indien. Le choix d’intégrer le dossier au Plan Mattei – vitrine de la diplomatie économique italienne – n’est pas anodin : Rome cherche à traduire en actes sa promesse d’un partenariat « gagnant-gagnant » avec l’Afrique tout en confortant sa position au sein de l’architecture Global Gateway (Commission européenne, 2025).
De l’Atlantique au cuivre zambien : logistique et valeur ajoutée régionale
Le corridor s’appuie sur la voie ferrée centenaire de Benguela, modernisée après une décennie de travaux sino-angolais. L’extension jusqu’à la frontière zambienne, puis la connexion au réseau tanzanien, offriront au minerai de cuivre de la Copperbelt, aux agriculteurs du Katanga et aux opérateurs logistiques sud-africains une alternative crédible au transit par Durban ou Dar es-Salaam. Selon Africa Finance Corporation, qui mène la structuration financière, le trafic pourrait atteindre 10 millions de tonnes de fret par an à l’horizon 2030, générant une réduction de 30 % des coûts de transport régionaux (Africa Finance Corporation, 2025). Pour Luanda, il s’agit autant de capter les flux terrestres que de diversifier une économie toujours sous la dépendance de l’or noir.
Rome, Bruxelles et Luanda : une triangulation d’intérêts stratégiques
Derrière la rhétorique de la connectivité durable, la négociation tripartite illustre une convergence circonstancielle d’agendas. L’Italie, confrontée à une fragilisation de son approvisionnement énergétique, parie sur l’Angola comme relais africain de l’ENI et comme partenaire politique en Afrique lusophone. Bruxelles, de son côté, cherche à démontrer que Global Gateway n’est pas une réplique timide de la Belt and Road Initiative mais une offre concurrentielle en matière de normes et de financement vert. Luanda, enfin, voit dans cette pluralité d’acteurs l’opportunité d’éviter une dépendance excessive à Pékin tout en capitalisant sur la rivalité transatlantique.
Financements mixtes : vers un modèle économiquement soutenable ?
Le montage financier repose sur un prêt concessionnel de la Banque européenne d’investissement, une facilité de risque de l’AFC et une contribution budgétaire de Rome. L’enveloppe de 320 millions d’euros est censée couvrir la modernisation de 550 kilomètres de rail, l’électrification partielle et la réhabilitation des ateliers de Lobito. Néanmoins, plusieurs experts soulignent la fragilité d’un modèle reposant sur les royalties minières et sur des hypothèses de trafic optimistes. « Le risque n’est pas technique ; il est dans la soutenabilité de la dette pour des États dont la capacité d’absorption demeure limitée », avertit l’économiste zambienne Chomba Sitali, jointe par téléphone.
Capital humain et écotourisme : la diplomatie se met au vert
Sur les 77 millions d’euros alignés par l’Union européenne, un volet substantiel est dédié à la formation technique des cheminots, à l’appui aux PME locales et au développement d’un écotourisme linéaire qui mise sur les parcs nationaux traversés par la ligne. La Banque mondiale estime que chaque kilomètre de corridor génère deux emplois directs et quatre indirects dans les communautés riveraines (Banque mondiale, 2024). Pour Ricardo de Abreu, ministre angolais des Transports, « l’objectif est de faire du rail un vecteur d’inclusion plutôt qu’un simple tube d’exportation ». Ce pari sur le capital humain reflète une évolution plus large des conditionnalités européennes, désormais arrimées aux standards environnementaux et sociaux.
Un laboratoire de compétition géo-économique en Afrique australe
À l’heure où le Mozambique tente de relancer sa Ligne de Sena et où la Namibie mise sur le port de Walvis Bay, le Corridor de Lobito s’impose comme un test de crédibilité pour les nouvelles routes européennes de la connectivité. Son succès pourrait redistribuer les cartes du transit régional, attiser la concurrence portuaire et servir de modèle à d’autres corridors, du Tchad au Soudan du Sud. Son échec, à l’inverse, laisserait une brèche ouverte que d’autres puissances – Chine, Turquie, États du Golfe – se feraient un plaisir de combler. Dans cette course contre la montre diplomatique, Lobito devient bien plus qu’une simple voie ferrée : un baromètre des capacités occidentales à s’inscrire durablement dans l’économie politique du continent.