Un protocole discret, un signal tonitruant
Au premier regard, la signature à Istanbul d’un protocole d’accord entre la Compagnie nationale de pétrole libyenne et la Turkish Petroleum Corporation pourrait passer pour une formalité technique : quatre zones marines seront quadrillées par des relevés géologiques et géophysiques, prélude à d’éventuels forages. En réalité, cette décision annonce un nouvel épisode de la rivalité énergétique en Méditerranée centrale. « Chaque ligne sismique tracée par TPAO vaut une ligne rouge diplomatique pour les États riverains », glisse un diplomate européen connaisseur du dossier. Dans un contexte marqué par l’envolée des prix de l’énergie et la quête effrénée d’approvisionnements alternatifs au gaz russe, le timing de l’initiative n’est pas anodin.
Le précédent du mémorandum de 2019 et les lignes rouges régionales
Le protocole de juin s’inscrit dans la continuité du mémorandum maritime signé en novembre 2019 entre le Gouvernement d’entente nationale libyen et Ankara. Ce texte, qui redessinait les zones économiques exclusives au détriment d’Athènes et du Caire, avait déjà scandalisé l’UE. Athènes l’avait qualifié de « juridiquement nul », tandis que Le Caire y voyait une atteinte à sa souveraineté. Depuis, les marines grecque et turque jouent au chat et à la souris aux abords de la Crète. Les nouvelles campagnes sismiques prévues dans les blocs libyens risquent donc de rouvrir des cicatrices jamais refermées. Un analyste basé à Tunis rappelle que « la moindre vibration de sondeur devient un casus belli potentiel dans une Méditerranée saturée de revendications territoriales ».
Des dividendes politiques pour Tripoli, une profondeur stratégique pour Ankara
Pour les autorités libyennes, le protocole offre d’abord une source de légitimité intérieure. En garantissant l’arrivée d’investissements turcs, la NOC espère redorer son image face aux factions rivales de l’Est, qui continuent de contester le partage des rentes pétrolières. « La manne d’un éventuel nouveau champ offshore permet à Tripoli de promettre un futur de prospérité à sa base politique », observe un universitaire libyen. Côté turc, l’intérêt est double : renforcer son autonomie énergétique et consolider sa présence militaire déjà assurée par des contingents et des drones stationnés à Misrata. Dans la vision d’Ankara, matérialisée par la doctrine dite de la « Patrie bleue », chaque partenariat maritime élargit un peu plus sa profondeur stratégique.
Réactions européennes : indignation feutrée et calculs énergétiques
Les chancelleries européennes ont réagi dans un registre prudent, oscillant entre l’agacement et la résignation. Bruxelles s’est contentée d’exprimer son « attachement au respect du droit international de la mer ». Berlin, très dépendante du gaz libyen transporté par le gazoduc Greenstream, redoute un blocage d’exportations en cas d’escalade. Paris, qui appuie les forces de l’Est libyen, voit d’un œil sombre l’activisme turc, mais garde en tête le besoin d’aligner ses partenaires de l’OTAN sur le front ukrainien. Ce ballet diplomatique illustre la difficulté de concilier principes juridiques et impératifs énergétiques, surtout au moment où l’UE cherche à diversifier ses approvisionnements.
Le casse-tête juridique de la fragmentation institutionnelle libyenne
Sur le plan légal, l’accord NOC-TPAO pourrait être attaqué pour défaut de validation parlementaire. Le Parlement de Tobrouk, acquis au maréchal Haftar, conteste systématiquement tout acte signé par le gouvernement d’union. Or les compagnies pétrolières internationales hésitent déjà à investir dans un cadre réglementaire mouvant, miné par des clauses de force majeure récurrentes. L’ONU, dans ses derniers rapports, souligne que « l’absence de base constitutionnelle durable expose chaque contrat pétrolier à un risque de nullité postérieure ». Cette incertitude, en dépit de taux de rendement potentiellement élevés, maintient les majors occidentales à distance et laisse la voie libre aux entreprises turques ou asiatiques disposées à braver le risque politique.
Perspectives : vers un nouveau grand jeu énergétique en Méditerranée centrale
La concrétisation des relevés sismiques pourrait intervenir dès l’automne, selon des sources proches de TPAO, qui affirme pouvoir mobiliser son navire Oruç Reis. Si les résultats sont probants, Ankara pourra négocier des parts de production et, surtout, ancrer durablement ses navires de recherche dans des eaux contestées. Pour Tripoli, la perspective d’un gisement gazier exploitable à moyen terme renforcerait son poids dans les négociations intra-libyennes, mais risquerait aussi d’attiser l’appétit de milices locales. Un diplomate de l’ONU résume l’équation : « chaque baril potentiel en Méditerranée centrale vaut son équivalent en risques de déstabilisation ». À l’heure où le marché mondial s’arme face à la transition énergétique, la Méditerranée, elle, retourne aux ressorts classiques du pouvoir, où la géologie sert d’encre à la géopolitique.