Une transition en apnée : la patience libyenne mise à l’épreuve
Lorsque Taher El-Sonni a pris la parole devant le Conseil de sécurité le 24 juin, son exaspération n’avait rien d’une posture rhétorique. « Quatorze mois sans processus politique opérationnel : pour les Libyens, c’est une éternité », a-t-il lancé, rappelant que son pays n’a connu, depuis l’accord de cessez-le-feu d’octobre 2020, qu’un empilement de calendriers avortés. L’annonce par la nouvelle envoyée spéciale, Hanna Tetteh, d’un énième report à août a fait l’effet d’un avertissement : la fenêtre de la diplomatie se rétrécit dangereusement. Sur le terrain, la lassitude populaire se double d’une volatilité sécuritaire alimentée par des factions militarisées qui testent, chaque semaine un peu plus, les seuils de tolérance de la communauté internationale.
Des retards structurels au sein de l’ONU : entre vacance et incertitude
La virulence du discours libyen vise autant la lenteur procédurale que les failles organiques du système onusien. La succession chaotique de chefs pour la Mission d’appui des Nations unies en Libye – trois envoyés spéciaux en moins de cinq ans, des intérims prolongés et des mandats flous – a dilué la continuité stratégique. Dans les couloirs de Turtle Bay, plusieurs diplomates reconnaissent qu’il a fallu neuf mois pour pourvoir le poste laissé vacant par Abdoulaye Bathily, faute de consensus entre les membres permanents. Cet interrègne a figé les mécanismes de consultation avec les acteurs libyens, instituant une attente passive que le dernier rapport du Secrétaire général qualifie pudiquement de « période d’ajustement ». La réalité est plus prosaïque : sans pilote, l’appareil onusien est resté cloué au sol.
Le Conseil de sécurité face à ses propres ambiguïtés
La paralysie ne saurait toutefois être imputée à la seule bureaucratie. Depuis 2011, la Libye est devenue le terrain d’expression de rivalités croisées entre membres permanents. Washington et Londres appuient une accélération du calendrier électoral, Paris insiste sur la nécessité d’un dispositif sécuritaire préalable, Moscou exige la prise en compte des forces de l’est réunies autour du maréchal Haftar, tandis que Pékin évoque la souveraineté libyenne pour freiner les injonctions normatives. Faute d’accord sur l’architecture institutionnelle future – présidence unique ou conseil présidentiel collégial, séquence constitutionnelle ou électorale –, la résolution de compromis se fait attendre, alimentant l’impression d’un Conseil davantage spectateur qu’arbitre.
Enjeux régionaux : la fragmentation libyenne comme facteur d’instabilité
Le blocage politique dépasse le périmètre onusien ; il se nourrit d’une intrication d’intérêts régionaux. L’Égypte, l’Algérie, la Turquie et les Émirats arabes unis poursuivent des agendas sécuritaires et économiques distincts, chacun investissant dans des alliances locales rivales. La compétition pour le contrôle des terminaux pétroliers du golfe de Syrte, vitaux pour 95 % des recettes publiques, attise la confrontation feutrée entre Tripoli et Benghazi. Les mercenaires étrangers, estimés à 20 000 selon un rapport d’experts des Nations unies, incarnent la dimension transnationale du conflit. Tant que la gouvernance centrale restera embryonnaire, l’économie de prédation prévaudra, fragilisant les frontières déjà poreuses du Sahel.
Quelles marges de manœuvre pour la médiation internationale
Hanna Tetteh a promis de présenter en août une feuille de route « pragmatique et inclusive ». Selon des sources diplomatiques, le document envisagerait un format de table ronde restreinte regroupant les présidents des deux Chambres, le Premier ministre de Tripoli et les représentants de l’est, sous garantie d’observateurs africains et européens. L’objectif serait de verrouiller, avant fin 2025, un calendrier constitutionnel couplé à des élections présidentielle et législatives. Toutefois, plusieurs analystes rappellent que des tentatives analogues ont échoué par le passé, faute de dispositif de suivi contraignant. El-Sonni l’a souligné : « Nous ne voulons plus de textes bien rédigés qui se dissipent au premier blocage ». La crédibilité de l’ONU dépendra donc de sa capacité à associer incitations et sanctions – gel d’avoirs, restrictions de voyage, mécanisme d’audit sur les flux pétroliers – pour décourager la politique du fait accompli.
Perspectives immédiates : le temps diplomatique se contracte
À Tripoli comme à Benghazi, les calculs des élites se fondent sur la conviction que la communauté internationale finira toujours par privilégier la stabilité à court terme. Cette équation donne un avantage aux acteurs qui contrôlent le terrain : ils savent qu’en retardant l’échéance, ils négocient depuis une position de force. Mais la montée récente des tensions dans le croissant pétrolier et l’irruption de groupes armés à Sebha rappellent que le statu quo n’est pas synonyme de sécurité durable. Si la feuille de route annoncée pour août ne franchit pas rapidement l’épreuve de la mise en œuvre, le risque est grand de voir la fragmentation libyenne s’incruster comme un élément permanent du paysage régional. Pour le système onusien, le compte à rebours est lancé ; pour les Libyens, il a déjà trop duré.