Un exode massif au croisement de l’histoire et de la géographie
Le déclenchement des hostilités au Soudan, le 15 avril 2023, a précipité un mouvement migratoire d’une ampleur inédite vers l’Égypte, voisin immédiat et partenaire séculaire. Plus d’un million deux cent mille personnes, selon les estimations de l’Organisation internationale pour les migrations, ont traversé la frontière dans l’urgence, rejoignant une diaspora soudanaise déjà dense de près de quatre millions d’âmes. L’accord des Quatre libertés, signé en 2004, garantissait en théorie circulation, résidence, travail et propriété, mais il s’est progressivement vidé de sa substance sous la pression d’une conjoncture sécuritaire dégradée et d’une inflation galopante des deux côtés du Nil.
Le resserrement des procédures d’entrée, l’obligation de visas onéreux et la multiplication des contrôles administratifs ont reconfiguré les flux : aux passages frontaliers officiels se sont ajoutés des itinéraires désertiques périlleux, créant une stratification juridique où se côtoient détenteurs de visas, réfugiés enregistrés et migrants en situation irrégulière. Tous, cependant, partagent une même fragilité économique aggravée par l’effondrement du système bancaire soudanais et la dépréciation continue de la livre soudanaise.
Faysal : un microcosme soudanais au cœur de la métropole égyptienne
À l’ouest du Nil, dans le gouvernorat de Guiza, le quartier de Faysal concentre à lui seul une bonne part de cette nouvelle vague migratoire. Sa centralité, l’existence d’une communauté soudanaise antérieure et la possibilité de louer des appartements à des propriétaires compatriotes en ont fait un pôle d’installation privilégié. Les façades bigarrées des immeubles y sont désormais rythmées par d’innombrables échoppes où s’entremêlent senteurs de bakhour et effluves de café épicé. Dans l’imaginaire populaire, Faysal s’est mué en « petit Soudan », cité-refuge chantée jusque dans les morceaux de musiques urbaines soudanaises diffusés à Khartoum comme à Paris.
Cette concentration a cependant un corollaire économique : la demande accrue de logements a doublé, parfois triplé, les loyers en quelques mois, exacerbant la compétition pour l’espace et stimulant l’émergence de nouveaux acteurs intermédiaires.
L’informel, matrice d’une micro-économie de survie
Dans un environnement réglementaire mouvant, nombre d’entrepreneurs soudanais optent pour l’invisibilité stratégique : boutiques familiales de deux ou trois employés, services de coiffure, cafés, petites épiceries spécialisées dans les épices ou les cosmétiques traditionnels. Leur insertion dans l’économie grise égyptienne, qui représenterait jusqu’à 40 % du PIB national, leur permet d’échapper aux exigences fiscales, à l’obligation de dépôts bancaires et au contrôle sécuritaire renforcé ciblant les investisseurs étrangers.
Cette position, si elle garantit une certaine latitude, expose également à des fermetures soudaines, à l’extorsion de bakchichs ou à la confiscation de marchandises. Les acteurs les plus vulnérables, notamment les réfugiés dépourvus de titre de séjour durable, naviguent ainsi dans une zone de haute turbulence, oscillant entre la nécessité de générer un revenu immédiat et la crainte permanente d’une descente administrative.
Solidarités transnationales et capital diasporique
Faute d’accès au crédit formel, les capitaux injectés proviennent pour l’essentiel de réseaux familiaux disséminés dans le Golfe, en Europe ou en Amérique du Nord. Les transferts, souvent opérés via des applications liées à la Bank of Khartoum ou par des cambistes informels, se substituent à un système bancaire soudanais moribond. La tradition du nafeer, mobilisation collective en temps de crise, se réinvente ici sous forme de levées de fonds destinées à financer un stock de marchandises ou un bail commercial.
Les anciens entrepreneurs transfrontaliers, familiers des corridors entre Port-Soudan, Assouan et N’Djamena, réactivent leurs réseaux logistiques pour acheminer encens, huiles ou céréales vers Faysal. Cette circulation de biens maintient un fil ténu entre le pays d’origine et l’exil, tout en conférant à ceux qui la maîtrisent un statut d’intermédiaire incontournable.
Courtage et « invention » de revenus
L’absence de débouchés formels a érigé le courtage en pilier de l’économie de survie. De nombreux Soudanais endossent le rôle de simsar, agent immobilier improvisé, reliant propriétaires égyptiens ou soudanais et nouveaux arrivants. La rémunération, proportionnelle au loyer négocié, irrigue un maillage de petits intermédiaires hiérarchisés. Les pics d’afflux, tels que celui qui a suivi la prise de Wad Madani par les Forces de soutien rapide fin 2023, ont dopé ces marges et fait grimper les loyers à des niveaux records.
Parallèlement, les cambistes de quartier combinent change de devises et transfert de fonds vers Khartoum ou Omdourman. Outre les commissions encaissées, ces services accroissent le capital symbolique des opérateurs, perçus comme des « facilitateurs » indispensables par une communauté en quête de liquidités et de liens avec le pays.
Composer avec les pouvoirs locaux et les logiques de contrôle
Entrepreneurs et brokers soudanais évoluent dans un faisceau d’autorités formelles – municipalités, services fiscaux, police économique – et informelles – collecteurs de rue, réseaux clientélistes. La négociation est permanente : retarder une amende, assurer la régularité sanitaire d’un restaurant, ou simplement garantir la non-fermeture d’une échoppe passe fréquemment par le versement de menus paiements ou par l’activation de relais communautaires influents.
Cette capacité à lire le terrain administratif, à anticiper les changements réglementaires et à tisser des alliances non dénuées de coût constitue l’un des pivots de la résilience soudanaise au Caire. Elle rappelle que la survie économique n’est jamais uniquement affaire de capital financier, mais aussi de maîtrise des codes locaux du pouvoir.
Sous les cendres, des horizons mouvants
La trajectoire des déplacés soudanais en Égypte illustre la plasticité des économies d’exil face à l’incertitude. Les inégalités internes se creusent : ceux qui disposaient déjà de réseaux ou de ressources avant la guerre consolident leur position, tandis que les plus démunis s’enferment dans un cycle de vulnérabilité. Pourtant, la créativité déployée à Faysal révèle une dynamique de recomposition sociale où l’informel, loin d’être un simple pis-aller, devient un laboratoire d’innovations économiques et de solidarités transfrontalières.
Alors que l’issue du conflit demeure incertaine et que les politiques migratoires égyptiennes se durcissent, la question centrale porte sur la capacité de ces micro-stratégies à se pérenniser ou à se transformer. À défaut de stabilité, les Soudanais du Caire démontrent qu’une économie de la débrouille peut, au prix d’une vigilance constante, s’ériger en outil de dignité et de projection vers l’avenir.