Entre Nairobi et Dar es Salaam : duel d’influence économique
Le paysage entrepreneurial d’Afrique de l’Est s’articule, depuis près de deux décennies, autour d’un axiome peu contesté : le Kenya constitue le pôle financier et technologique, la Tanzanie l’arrière-base agrégant matières premières et corridors maritimes. Cette dichotomie paraît cependant s’effriter à mesure que les conglomérats tanzaniens embrassent une stratégie d’expansion régionale plus décomplexée. « Nous ne pouvons plus nous contenter du marché domestique », confessait en mars dernier Nassoro Mwinyi, directeur général de CRDB Bank, en marge d’un forum d’affaires à Kigali. L’aveu résume la dynamique qui anime Dar es Salaam : convertir son poids démographique et sa stabilité macroéconomique en influence supranationale, quitte à empiéter sur la chasse gardée des champions kenyans.
Les géants kenyans : avance technologique et profondeur de marché
Safaricom, Equity Group Holdings ou encore East African Breweries Limited (EABL) concentrent toujours le capital-marque et l’ingénierie financière qui font la réputation de Nairobi. Le chiffre d’affaires de Safaricom équivaut, à lui seul, à près de 6 % du PIB kényan : un levier qui lui permet d’essaimer en Éthiopie et au Rwanda sans céder une once de contrôle. Côté production, EABL reste la référence brassicole avec une logistique fine maillant tout le corridor Mombasa-Kampala. Ces mastodontes bénéficient d’un marché intérieur plus solvable, d’un écosystème de capital-risque animé par la Silicon Savannah et d’un cadre réglementaire résolument pro-business. Selon la Kenya Private Sector Alliance, près de 70 % des investissements directs étrangers absorbés en Afrique de l’Est atterrissent encore à Nairobi. L’écart de compétitivité paraît donc substantiel.
Dar es Salaam à l’offensive : acquisitions ciblées et diplomatie économique
La percée tanzanienne ne relève toutefois plus du simple rattrapage. La multinationale MeTL de l’homme d’affaires Mohammed Dewji a sécurisé, entre 2021 et 2023, cinq acquisitions dans l’agro-industrie kényane, dont le rachat de Rafiki Millers pour un montant estimé à 45 millions de dollars. Simultanément, la banque NMB a inauguré un bureau de représentation à Guangzhou pour capter les flux sino-africains, tandis que le port de Dar es Salaam finalisait un protocole d’accord avec DP World afin de tripler ses capacités de manutention. « Nous voulons que les marchandises ougandaises et burundaises transitent par nos quais et non plus par Mombasa », déclarait la présidente Samia Suluhu Hassan lors de la signature (2022). L’offensive est donc logistique, financière et médiatique, adossée à un effort diplomatique rarement observé jusqu’alors.
Réglementations, fiscalité et perception des risques : une concurrence asymétrique
Le cadre institutionnel joue en faveur des entreprises kényanes, mieux aguerries à la compliance des marchés de capitaux et à la gouvernance cotée. L’Autorité kenyane des marchés (CMA) impose des règles IFRS strictes, gages de transparence pour les investisseurs occidentaux. À l’inverse, la fiscalité tanzanienne – notamment l’impôt minimal sur le chiffre d’affaires – constitue encore un frein signalé par la Banque mondiale dans son dernier rapport Doing Business. Néanmoins, la stabilité politique restaurée après le magufulisme, associée à des réformes douanières, réduit progressivement la prime de risque que les analystes imputaient à la Tanzanie. Le cabinet Control Risks observe une contraction de deux points du « country risk premium » tanzanien sur la période 2020-2023.
Vers une architecture régionale plus polycentrique
L’intégration économique portée par la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) impose un agenda commun : union douanière, régime de libre circulation des capitaux et prochainement monnaie unique. Dans cette perspective, la suprématie kenyane n’est plus une fin en soi, pas plus que l’ascension tanzanienne ne saurait se limiter à une logique de substitution. À court terme, la concurrence aiguise l’efficacité des deux places et fait émerger des corridors alternatifs Mtwara-Lilongwe ou Lamu-Isiolo. À moyen terme, elle pourrait catalyser une spécialisation fonctionnelle, Nairobi conservant la fintech et l’ingénierie, Dar es Salaam s’érigeant en hub portuaire et manufacturier. Sur le long terme, c’est l’ensemble de la région qui gagnerait en résilience, capable de négocier avec Pékin, Washington ou Bruxelles depuis plusieurs capitales simultanément.
Ce que les diplomates doivent anticiper
Pour les missions diplomatiques, la cartographie des entreprises à soutenir ne peut plus se limiter aux tables rondes de Nairobi. Les programmes de coopération technique devront intégrer la Tanzanie, voire l’axe Dodoma-Kigali où se profile une alliance logistique. La question énergétique – gaz offshore tanzanien, géothermie kényane – ajoutera une dimension sécuritaire aux arbitrages. Enfin, la multiplication des acquisitions transfrontalières soulève des problématiques de concurrence que l’EAC devra arbitrer avec doigté afin d’éviter un protectionnisme rampant. Les capitales occidentales, en quête d’alliés stables face aux recompositions du Sahel et de la mer Rouge, auront intérêt à suivre de près cette partition où l’économie précède souvent la diplomatie formelle.