Nairobi sous tension : bilan humain et coût économique des émeutes
Les rues de Nairobi se sont réveillées jonchées de pavés descellés, de vitrines éventrées et de carcasses de véhicules calcinés. Les chiffres, quoique encore provisoires, dessinent déjà un tableau préoccupant : seize décès confirmés par les morgues urbaines, plus d’une centaine de blessés – parmi eux des policiers – et des pertes économiques estimées par l’association des commerçants du centre à plus de cinq millions de dollars. Les rassemblements, initialement annoncés comme une commémoration pacifique du soulèvement fiscal de l’an dernier, ont rapidement dégénéré en affrontements sporadiques. Des groupes de jeunes, frustrés par la flambée du coût de la vie, ont improvisé des barricades et lancé, en guise de projectiles, les blocs de ciment arrachés au trottoir, tandis que les forces de l’ordre ripostaient par des grenades lacrymogènes, puis, selon plusieurs témoins, par des tirs à balles réelles.
Le droit international rappelle ses limites au recours à la force létale
« Nous sommes profondément préoccupés », a déclaré Elizabeth Throssell, porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, soulignant que l’usage d’armes à feu ne saurait être justifié que dans des circonstances strictement nécessaires. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, que le Kenya a ratifié en 1972, encadre la proportionnalité de la réponse sécuritaire. Pourtant, les premiers rapports médicolégaux font état de blessures par balles au torse et à la tête, laissant penser à une utilisation potentiellement abusive de la force. L’Independent Policing Oversight Authority, instance kényane chargée de la surveillance des forces de l’ordre, a annoncé l’ouverture d’enquêtes, mais la société civile redoute déjà un cycle d’impunité similaire à celui observé après les manifestations sanglantes de 2023.
L’exécutif Ruto sur la défensive entre crédibilité intérieure et image extérieure
Le président William Ruto, arrivé au pouvoir en promettant un « Kenya bottom-up » plus inclusif, se retrouve confronté à la quadrature du cercle : maintenir l’ordre public sans accentuer le ressentiment populaire. Au cours d’une allocution télévisée, le chef de l’État a condamné « les destructeurs d’emplois » tout en promettant des compensations fiscales pour les petites entreprises touchées. Cependant, aucun geste tangible n’a été annoncé pour les familles endeuillées, renforçant la perception d’un fossé se creusant entre l’exécutif et les classes urbaines précaires. Sur le plan diplomatique, Nairobi, souvent présenté comme un pôle de stabilité en Afrique de l’Est, voit sa réputation progressivement érodée, au moment même où elle sollicite un siège non permanent au Conseil de sécurité.
Mémoire des révoltes fiscales et mobilisation de la société civile
Le choix symbolique de la date ne doit rien au hasard : il y a un an, un cortège massif avait envahi l’enceinte du Parlement, déclenchant une réponse policière qui avait fait des dizaines de victimes. Cette mémoire traumatique reste vive dans les quartiers populaires de Mathare, Kibera ou Githurai, où la proportion de jeunes sans emploi dépasse 40 %. Les organisations de défense des droits humains, à l’instar de Kenya Human Rights Commission, multiplient les collectes de témoignages et de vidéos afin de documenter d’éventuelles violations. « Nous refusons de normaliser le recours aux balles réelles pour disperser des attroupements », insiste sa directrice, Davinder Lamba, interrogée à Nairobi.
Répercussions régionales et lecture diplomatique de la crise kényane
Les chancelleries africaines observent avec une attention soutenue l’évolution de la situation. Le Kenya se prépare à conduire, sous mandat onusien, une mission de stabilisation en Haïti ; les scènes de chaos apparues sur les réseaux sociaux offrent à ses détracteurs un argument de fragilité interne. Kampala, Addis-Abeba et Dar es-Salaam, elles-mêmes confrontées à des contestations socio-économiques larvées, redoutent un effet de contagion. L’Union africaine, par la voix de son président de la Commission, Moussa Faki Mahamat, a exhorté « toutes les parties à préserver les acquis démocratiques durement obtenus ». En coulisses, l’Union européenne conditionne déjà une partie de sa coopération sécuritaire à la mise en œuvre rapide d’investigations indépendantes.
Scénarios de sortie de crise et pistes de médiation
Trois leviers se dessinent pour éviter l’enlisement. D’abord, une commission d’enquête publique, dotée de pouvoirs d’assignation et de protection des témoins, pourrait restaurer une confiance minimale. Ensuite, un moratoire sur toute législation fiscale impopulaire permettrait de désamorcer la colère avant la haute saison touristique d’août. Enfin, un dialogue inclusif, placé sous l’égide de l’Église anglicane et de la Conférence épiscopale catholique, pourrait rabattre la crispation identitaire et générationnelle. Pour l’heure, le gouvernement se contente de messages d’apaisement, tandis que l’opposition, incarnée par Raila Odinga, oscille entre condamnation de la violence et soutien tacite aux mobilisations. Le prochain test se jouera dans la rue : le collectif organisateur a déjà appelé à une nouvelle journée d’action dans quinze jours. Si aucune réponse institutionnelle crédible n’émerge d’ici là, la spirale pourrait se répéter, avec à chaque tour un coût humain et économique plus lourd.