Le récit présidentiel d’une embellie macroéconomique
Le 9 juin 2025, trois jours après les célébrations du soixante-deuxième anniversaire de l’autonomie kényane, William Ruto s’est adressé à la nation pour célébrer ses « 1 000 jours de résultats ». Dans un discours largement relayé sous le mot-clic #1000DaysScoreCard, il a affirmé que l’inflation, culminant à 9,6 % en 2022, s’établissait désormais à 3,8 %. L’indicateur, fourni par l’Office national des statistiques, confirme effectivement ce repli, soutenu par la décrue des prix alimentaires et par une politique monétaire plus agressive de la Banque centrale de Nairobi. Ce succès indéniable occulte cependant d’autres déclarations moins robustes, notamment l’idée que le dollar se serait échangé à 167 shillings à son arrivée au pouvoir. Les séries historiques montrent un taux avoisinant plutôt 120 shillings en septembre 2022, avant une dépréciation ponctuelle début 2024 suivie d’un mouvement de correction. Des observateurs tels que le professeur James Shikwati, de l’Inter Region Economic Network, y voient « le signe d’une communication qui mélange allègrement pics exceptionnels et tendances structurelles ».
La question des réserves de change illustre la même ambivalence. Le chef de l’État soutient qu’elles ne couvraient que 2,5 mois d’importations en 2022, alors que les statistiques officielles font état de 4,4 mois à cette date. Si les avoirs extérieurs bruts ont bien progressé pour atteindre 10,9 milliards de dollars en juin 2025, le point de départ exagérément bas permet au président de dramatiser le redressement.
Logement abordable : des chiffres d’emplois gonflés à bloc
Fer de lance du programme « Bottom-Up Economic Transformation Agenda », la construction de logements à coût réduit devait, selon William Ruto, avoir déjà créé 250 000 emplois directs. Or les registres de la Kenya National Housing Corporation et les enquêtes trimestrielles sur le marché du travail convergent vers un chiffre avoisinant 41 200 postes supplémentaires entre 2022 et 2024. L’écart est d’autant plus notable que les chantiers pilotés par l’État subissent des retards d’expropriation et de financement.
Pour la sociologue du travail Wanjiku Kamau, « la surestimation sert un double objectif : convaincre la jeunesse urbaine d’une imminente absorption de main-d’œuvre et justifier la taxe logement controversée votée au Parlement l’an dernier ». Reste que, sur le terrain, la transformation de friches périphériques en quartiers d’habitat vertical progresse, mais à un rythme en deçà du cadrage initial.
Agriculture : promesses tonitruantes et récoltes décevantes
Le narratif présidentiel insiste sur une hausse de 50 % de la production grâce à la subvention d’engrais. Pourtant, l’analyse des séries sur le maïs, principale céréale nationale, révèle un accroissement inférieur à 7 % entre 2022 et 2024. Seul le secteur horticole bénéficie d’un léger sursaut lié à l’accès élargi aux intrants, loin toutefois du boom proclamé.
La filière laitière, citée en exemple par le chef de l’État avec un prix producteur prétendument passé de 35 à 50 shillings le litre, affiche en réalité un bond à 66 shillings, selon le Conseil kényan des produits laitiers. L’écart ne discrédite pas la dynamique favorable, mais témoigne d’une sous-évaluation des prix de référence antérieurs afin d’amplifier le différentiel. Sur le thé, la première source de devises agricoles, Nairobi avance des revenus de 215 milliards de shillings en 2024, alors que les bordereaux d’exportation plafonnent à 187 milliards. Ces multiples entorses brouillent la perception d’un secteur pourtant stratégique pour 60 % des ménages ruraux.
Infrastructure routière : prouesse kilométrique ou illusion d’optique ?
Dans un pays où les routes bitumées demeurent un marqueur de cohésion territoriale, l’annonce d’un réseau étendu de 1 800 kilomètres en trente mois retient l’attention. Les rapports du ministère des Transports font cependant état d’environ 1 037 kilomètres achevés à fin novembre 2024, tandis que les marchés en cours portent ce total à 1 243 kilomètres espérés d’ici juin 2025. Loin d’être négligeable, l’effort reste donc inférieur de près de 30 % au chiffre officiel martelé par la présidence.
L’ingénieur civil Peter Mailu, qui supervise l’autoroute Nakuru–Eldoret, estime que « la confusion provient souvent de la superposition entre routes réhabilitées et tronçons véritablement neufs ; l’opinion, elle, retient la grande addition finale ». Cette zone grise statistique, fréquente dans les projets cofinancés par Pékin et la Banque africaine de développement, complique la traçabilité et nourrit le scepticisme.
Une stratégie de communication sous le feu du fact-checking
La confrontation systématique des déclarations présidentielles aux bases de données publiques aboutit à un verdict nuancé : sur onze affirmations majeures recensées, une seule résiste intégralement à l’examen, sept se révèlent erronées, deux sont jugées trompeuses et une demeure non vérifiable faute de statistiques homogènes. Ce ratio, mis en lumière par plusieurs organisations de vérification, rappelle l’impérieuse nécessité d’un contrôle citoyen rigoureux dans des démocraties encore jeunes.
Pour autant, limiter le bilan à un inventaire d’approximations chiffrées serait réducteur. La baisse de l’inflation et l’amorce de stabilisation du taux de change représentent de réels acquis macroéconomiques. Toutefois, la durabilité de ces progrès dépendra de la capacité du gouvernement à assainir sa dette, aujourd’hui proche de 70 % du PIB, et à renforcer la collecte de recettes domestiques sans étouffer une classe moyenne naissante.
Au-delà des 1 000 jours : quel cap pour la seconde moitié du mandat ?
Les partenaires internationaux, qu’il s’agisse du Fonds monétaire international ou des bailleurs bilatéraux, scrutent désormais la cohérence entre la rhétorique bottom-up et l’architecture budgétaire. La réforme fiscale, contestée dans la rue en avril 2025, témoigne d’une marge de manœuvre sociale qui se réduit. Dans ce contexte, la crédibilité statistique devient un actif diplomatique aussi précieux que la discipline budgétaire. À l’heure où Nairobi sollicite de nouveaux eurobonds, l’écart entre slogans et données peut se traduire par quelques points de base supplémentaires sur la prime de risque.
La prochaine élection présidentielle, prévue en 2027, paraît encore lointaine. Pourtant, les chancelleries s’accordent à dire que la seconde moitié du quinquennat s’annonce décisive : sans livrer des résultats tangibles en matière d’emploi, le récit des 1 000 jours pourrait se muer en boomerang politique. « Les chiffres ne mentent pas longtemps », rappelait le prix Nobel d’économie Amartya Sen ; le Kenya de William Ruto devra bientôt en faire la démonstration sur le terrain, bien au-delà des formules accrocheuses.