Commémoration du 25 juin : l’onde de choc persiste
Au lever du jour, des rubans noirs et des portraits de victimes ont envahi l’avenue Moi, cœur battant de Nairobi. La date du 25 juin est désormais ancrée dans la mémoire nationale comme celle d’un Parlement brièvement « occupé » et d’une répression qui, selon les organisations de défense des droits humains, fit plus de soixante morts (Kenya Human Rights Commission). Un an plus tard, l’appel au recueillement a laissé place à un nouveau face-à-face sanglant : gaz lacrymogènes, canons à eau et tirs à balles réelles ont rythmé la journée, faisant plusieurs morts à Machakos et des dizaines de blessés dans l’ensemble du pays, selon des sources hospitalières corroborées par la presse locale.
Les autorités invoquent la nécessité de préserver l’ordre public, les manifestants dénoncent une « culture du fusil facile ». Cette spirale rappelle que la cicatrice de 2024 n’a jamais réellement été pansée ; elle demeure le symptôme d’un contrat social fragilisé entre l’État et une jeunesse qui réclame justice, emplois et dignité.
Une jeunesse connectée face au chômage endémique
Plus de 75 % des Kényans ont moins de trente-cinq ans. Cette démographie dynamique pourrait constituer un dividende, elle devient un fardeau lorsque l’économie plafonne à 5 % de croissance et que près d’un diplômé sur trois reste sans emploi formel (Banque mondiale). Les réseaux sociaux, véritables catalyseurs de mobilisation, transforment chaque bavure policière en mot-dièse viral. Le slogan « Ruto must go » résonne comme le cri d’une génération persuadée d’avoir été trahie par des promesses de campagne centrées sur l’inclusion et l’entrepreneuriat.
Dans les cortèges, ce malaise socio-économique se mêle à des références culturelles. L’album « 25 Juin », réalisé par de jeunes artistes underground, sert de bande-son à la contestation. Des couplets en swahili, sheng et anglais y fustigent la corruption, tandis que des fresques murales représentant les disparus deviennent autant de mémoriaux improvisés. Par son intensité émotionnelle, la rue kényane rappelle que la stabilité politique se joue souvent au croisement du pouvoir d’achat et de la capacité à faire entendre sa voix.
Les forces de sécurité face au défi de la redevabilité
L’appareil sécuritaire kényan, héritier des pratiques autoritaires de l’ère Moi puis Kibaki, n’a jamais achevé sa mutation vers une police pleinement civile. Les réformes de 2010, nées de la nouvelle Constitution, prévoyaient pourtant une autorité indépendante de contrôle. Treize ans plus tard, la majorité des rapports d’enquête sur les exactions restent lettre morte, à l’image du documentaire de la BBC identifiant plusieurs agents impliqués dans les tirs du 25 juin 2024 et restés impunis.
La mort en détention d’Albert Ojwang au début du mois, maquillée en suicide avant qu’une autopsie ne révèle des traces de strangulation, illustre la persistance de la pratique des arrestations extra-judiciaires. Pour le chercheur Patrick Mutahi, « tant que les chaînes hiérarchiques ne seront pas soumises à un contrôle judiciaire robuste, toute tentative de désescalade restera cosmétique ». La problématique de la redevabilité n’est donc pas seulement juridique ; elle touche aussi à la crédibilité de l’État dans un contexte où l’autorité se heurte à la défiance populaire.
William Ruto entre mandat réformateur et crise de légitimité
Élu en 2022 sur un discours de « bottom-up economics », William Ruto ambitionnait de transformer la fiscalité et de stimuler le secteur informel. La loi de finances 2024, perçue comme un renversement de ces engagements, fut l’étincelle de la crise. Confronté à une dette publique qui avoisine 70 % du PIB, le président oscille désormais entre impératifs budgétaires dictés par le FMI et pression d’une rue qui refuse toute nouvelle taxe.
Sur le plan politique interne, M. Ruto s’appuie sur une coalition fragile au Parlement et sur des baronnies régionales soucieuses de préserver leurs prébendes. Dans ce contexte, condamner officiellement les bavures policières reviendrait à s’aliéner l’appareil sécuritaire, pilier de son pouvoir. L’équation est d’autant plus délicate que la saison des récoltes s’annonce médiocre en raison du changement climatique, accentuant le risque de flambée des prix alimentaires.
Pressions internationales et calculs géopolitiques
Les chancelleries occidentales ont publié des communiqués appelant à des « enquêtes rapides, transparentes et indépendantes ». Si les États-Unis restent le premier partenaire sécuritaire de Nairobi, ils évitent les sanctions pour ne pas compromettre la collaboration antiterroriste contre Al-Shabaab en Somalie. De son côté, l’Union européenne lie toute assistance budgétaire future à des progrès tangibles sur l’État de droit, tout en ménageant un allié considéré comme pivot de la stabilité est-africaine.
Au Sud, l’Afrique du Sud plaide en faveur d’une médiation régionale par la Communauté d’Afrique de l’Est, tandis que la diplomatie chinoise, premier bailleur d’infrastructures au Kenya, observe un devoir de réserve. Cette asymétrie de réactions souligne la dimension géopolitique du dossier : trop de partenaires misent sur la stabilité kényane pour risquer un isolement du régime, quand bien même les images de violences policières ternissent la réputation internationale du pays.
Vers une justice transitionnelle ou la spirale de l’impunité
Depuis la Commission vérité, justice et réconciliation de 2008, issue des violences post-électorales, aucune véritable politique de réparation n’a vu le jour. La société civile réclame aujourd’hui la création d’un tribunal spécial ad hoc, à l’image du modèle sénégalais pour le cas Hissène Habré. Le gouvernement, lui, se contente de promettre des commissions d’enquête qui peinent à franchir le cap de la publication des rapports.
L’absence de verdicts judiciaires alimente un sentiment d’impunité généralisée. Pour l’avocate Anne Ireri, militante de longue date, « en ne jugeant pas les responsables de 2024, le pays sape les fondements même de son contrat social ». À défaut d’un mécanisme crédible, chaque commémoration risque de devenir le théâtre d’une escalade, nourrissant le cycle protestation-répression qui cristallise déjà la vie politique kényane.
Mémoire collective et scénarios d’avenir
Le 25 juin s’impose comme un marqueur générationnel, comparable dans l’imaginaire kényan au 6 avril 2011 égyptien ou au 5 décembre 2013 burkinabè. Pour l’analyste Javas Bigambo, la mémoire est « un capital politique que se disputent gouvernement et opposition ». L’une mise sur l’usure de la contestation, l’autre sur la mobilisation continue d’une jeunesse hyperconnectée.
À court terme, l’issue dépendra de la capacité du président à ouvrir un véritable dialogue national incluant réforme fiscale, feuille de route sécuritaire et calendrier de reddition des comptes. Faute de quoi, la perspective d’élections générales en 2027 pourrait servir de détonateur à nouvelles vagues de contestation. Entre ciel chargé et éclaircies possibles, le Kenya demeure suspendu à la réponse qu’il donnera à cette question simple : comment faire de la mémoire d’un drame un levier de refondation plutôt qu’une fracture irréversible ?