La sortie annoncée d’un album-pont entre deux époques
Fixée au 27 juin 2025, la parution de « Tribute to Kandia » chez Buda Musique, distribué par Socadisc, fait déjà bruire les cercles mélomanes et diplomatiques tant la figure de Sory Kandia Kouyaté demeure un marqueur de l’histoire culturelle africaine. Son fils, Kaabi, endosse aujourd’hui la charge symbolique de prolonger le souffle d’une voix qui, après l’indépendance guinéenne de 1958, avait fait vibrer les tribunes des Nations unies comme les estrades du Festival panafricain d’Alger. En réinscrivant cette mémoire dans le paysage sonore de 2025, l’album se fait instrument diplomatique, rappelant que la musique, dans l’espace ouest-africain, demeure un vecteur de narration identitaire autant qu’un outil de soft power.
Une filiation vocale bouleversante
Dès les premières mesures, l’auditeur éprouve un saisissement: le timbre de Kaabi épouse celui de son père avec une précision quasi génétique. L’observateur Frank Tenaille souligne que « la proximité des modulations, des vibratos et de la projection confère au disque un caractère vertigineux ». Cette proximité n’est toutefois pas un mimétisme plat. Kaabi, après un long parcours qui l’a mené du théâtre aux clubs de jazz américains, revendique une appropriation réfléchie: « Il m’a fallu comprendre l’ampleur du legs avant d’oser le porter », confie-t-il dans un entretien accordé à Conakry. La dimension filiale transcende ici la simple reproduction; elle devient geste de responsabilité vis-à-vis d’une mémoire collective dont il se déclare humble dépositaire.
Des musiciens d’élite au rendez-vous
Pour transformer cette charge affective en objet sonore abouti, Kaabi a réuni un plateau d’instrumentistes qui font autorité dans le champ mandingue et au-delà. Le ngoni de Badje Tounkara imprime une colonne vertébrale robuste aux compositions, la kora de Ballaké Sissoko instaure un dialogue cristallin entre passé et présent, le balafon de Lansine Kouyaté déploie des paysages rythmiques aussi subtils qu’hypnotiques tandis que le piano de Jean-Philippe Rykiel, façonné par une écoute intérieure aiguisée, inscrit l’ensemble dans une modernité jazz qui parle aux scènes internationales. La présence d’Aminata Camara, autrefois complice scénique de Sory Kandia, tisse une continuité émotionnelle rare, comme si la voix originelle venait souffler à l’oreille de la nouvelle.
Modernité et fidélité, un équilibre diplomatique
L’enjeu principal consistait à « contemporanéiser un patrimoine sans le dénaturer », rappelle encore Frank Tenaille. Sous la direction artistique de Kaabi, épaulé par l’ingénieur du son Stéphane Larrat, les orchestrations optent pour une clarté qui privilégie l’intelligibilité du texte en langue malinké, tout en autorisant des respirations harmoniques susceptibles d’ouvrir l’oreille d’un public global. Les morceaux sélectionnés – de « Mobalou » à « Wamiyo » – forment une cartographie émotionnelle qui renvoie aux épisodes majeurs de la geste mandingue. Toutefois, la texture sonore, enrichie de nappes de claviers et de contre-chants kora-piano, témoigne d’un souci de résonance contemporaine propre à séduire les plateformes de streaming, nouveaux relais d’influence culturelle.
Un projet nourri par l’image et la mémoire territoriale
La genèse de l’album plonge ses racines dans le film documentaire « La Trace de Kandia » réalisé par Laurent Chevallier, qui suivait Kaabi sur les routes guinéennes à la recherche des lieux où la voix paternelle avait laissé son empreinte. Ce périple, ponctué de témoignages d’anciens danseurs des Ballets Africains et de griots anonymes de Conakry à Kankan, a cristallisé la nécessité de traduire en sons l’expérience sensorielle du voyage. On perçoit dans l’album l’écho des marchés poussiéreux, des parvis de mosquées et du clapotis du fleuve Tinkisso, comme si la géographie elle-même se muait en partition.
L’écho géopolitique d’une voix africaine historique
Au-delà de la performance musicale, « Tribute to Kandia » rappelle le rôle stratégique qu’avait joué Sory Kandia dans la diplomatie culturelle de la jeune Guinée du président Ahmed Sékou Touré. Dans le contexte de la Guerre froide, ses tournées répondaient à une double logique d’édification nationale et de rayonnement international. Aujourd’hui, alors que les États africains affinent leurs stratégies de présence sur la scène multilatérale, la démarche de Kaabi s’inscrit dans une continuité: faire de l’art un langage transversal capable de dialoguer avec les chancelleries aussi bien qu’avec les scènes populaires.
Entre souvenir et avenir, la voix demeure
L’écoute attentive révèle enfin l’absence de toute nostalgie pétrifiante. Kaabi ne se contente pas de ranimer un passé glorieux; il propose une version actualisée de la tradition, consciente des attentes d’un public mondialisé. Le résultat, loin de trahir l’esprit de Sory Kandia, prolonge son intuition première: porter la parole griotique sur des territoires inexplorés. À l’heure où les industries musicales africaines cherchent de nouveaux narratifs, cet album, disponible en CD, vinyle et formats numériques, apparaît comme un modèle de conjugaison entre authenticité et innovation. Il rappelle que la voix, lorsqu’elle s’enracine dans une histoire légitime, n’a pas fini de traverser les frontières, les époques et les imaginaires.