Une désignation qui bouscule la routine diplomatique ouest-africaine
L’annonce, faite le 4 mai à Abuja, de la nomination de Julius Maada Bio pour piloter la nouvelle cellule de médiation de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a pris de court nombre de chancelleries régionales. L’organisation sous-régionale cherchait un profil « capable de parler aux juntes comme aux gouvernements élus », selon un haut fonctionnaire nigérian présent lors du sommet extraordinaire. Or, en choisissant le chef de l’État sierra-léonais, les chefs d’État de la CEDEAO savent qu’ils misent sur une figure à la biographie contrastée, ancien militaire ayant participé au coup d’État de 1992 avant de se convertir au multipartisme et de remporter la présidentielle de 2018.
Un passé militaire revisité à l’épreuve de la gouvernance civile
La trajectoire de Julius Maada Bio reste marquée par son bref passage aux commandes de la junte du Conseil national provisoire de gouvernement il y a trente ans. S’il rappelle volontiers avoir organisé la transition vers les élections de 1996, ses détracteurs notent que l’épisode n’a pas clos les interrogations sur d’éventuelles violations des droits humains (Amnesty International). Les mêmes inquiétudes resurgissent depuis les manifestations d’août 2022 durement réprimées à Freetown, où la police a reconnu au moins vingt-sept morts. « Confier un portefeuille de médiation à un dirigeant confronté à des accusations de brutalité intérieure peut affaiblir le message normatif de la CEDEAO », déplore une analyste du Centre d’études de défense et de sécurité de Dakar.
Entre intérêt national et ambition régionale de Freetown
À Freetown, la présidence présente la nomination comme une consécration. Le ministre des Affaires étrangères, Timothy Kabba, a déclaré que « la Sierra Leone mettra son héritage de réconciliation post-guerre civile au service de toute la région ». Le pays conserve en effet la mémoire de la Commission Vérité et Réconciliation ayant mis fin à onze années de conflit. Reste que le successeur de l’emblématique Ahmad Tejan Kabbah est aujourd’hui confronté à un contexte socio-économique tendu : inflation à deux chiffres, chute du léone et mécontentement populaire ravivé par la distribution contestée des revenus miniers. Certains diplomates estiment que l’exposition internationale offerte par la CEDEAO pourrait servir de paravent à des critiques internes.
Réactions contrastées des capitales voisines
À Accra, le ministère ghanéen des Affaires étrangères a publiquement salué « une expérience utile pour dialoguer avec les régimes de transition ». En privé, un conseiller présidentielle évoque toutefois « un pari sous contrainte, faute de candidats disposés à endosser une fonction aussi ingrate ». Lagos insiste de son côté sur la nécessité d’un médiateur disposant d’une « autorité morale incontestée », condition selon Olusegun Obasanjo pour résoudre les crises malienne et burkinabè. Les représentants de la société civile nigérienne, mobilisée depuis le coup d’État de 2023, redoutent qu’un interlocuteur jugé ambigu ne ralentisse la restauration de l’ordre constitutionnel à Niamey. Enfin, Paris observe la séquence avec prudence, soulignant dans une note diplomatique que « l’efficacité du nouveau dispositif dépendra moins du profil individuel que de la cohésion, aujourd’hui fragile, entre les États membres ».
Une CEDEAO fragilisée mais toujours incontournable
La crise de crédibilité que traverse l’organisation sous-régionale n’est pas seulement liée à la prolifération de coups d’État mais également à la perception d’un décalage entre ses principes et ses pratiques. En confiant la médiation à un président encore sous le feu des critiques de la Commission africaine des droits de l’homme, la CEDEAO dévoile ses dilemmes : privilégier un homme du sérail, connaissant les leviers militaires, ou maintenir un haut niveau d’exigence démocratique. Les experts du Baromètre de la sécurité au Sahel rappellent que huit processus de dialogue ouverts par la CEDEAO depuis 2017 se sont soldés par des accords partiels, souvent remis en question par les acteurs armés. Qu’en sera-t-il d’un dispositif désormais piloté depuis Freetown ? La réponse dépendra, selon un diplomate sénégalais, de la capacité de Maada Bio à s’entourer d’une équipe inclusive et à déléguer, plutôt qu’à personnaliser, l’action diplomatique.
Vers un test décisif de légitimité régionale
À court terme, la première tâche confiée au nouveau médiateur concerne la finalisation d’un calendrier de transition réaliste au Mali et la relance des pourparlers entre Abuja et la junte de Niamey. Les capitales occidentales guetteront également sa posture sur la refonte du dispositif sécuritaire de la Minusma. L’enjeu dépasse le strict périmètre de la CEDEAO : il s’agit de réaffirmer le rôle des organisations régionales africaines comme courroie de transmission entre Union africaine et Nations unies dans un contexte de compétition géostratégique accrue. En coulisses, certains officiels se rassurent en évoquant la « maturité politique » que Julius Maada Bio aurait acquise en cinq ans de pouvoir civil. D’autres rappellent que la fonction crée parfois le costume mais ne gomme pas le passé. À l’heure où l’espace ouest-africain cherche un nouvel équilibre entre exigence démocratique et impératif sécuritaire, la CEDEAO livre par ce choix un signal ambigu : audace pragmatique pour les uns, entorse à ses propres valeurs pour les autres. Le terrain dira si l’organisation a parié sur le bon profil ou si elle vient, en voulant renforcer son autorité, d’en fragiliser davantage les fondements.