Une étape stratégique au sud de Casablanca
La ville portuaire de Jorf Lasfar, connue jusqu’ici pour son complexe thermique et son terminal minéralier, a changé d’échelle le 25 juin dernier. Sous un soleil estival, les hauts fourneaux flambant neufs de COBCO — joint-venture réunissant le fonds marocain Al Mada et le chinois CNGR Advanced Materials — ont symboliquement été mis en route. Par ce geste, Rabat confirme son ambition de transformer des atouts géologiques abondants en leviers géo-économiques. À environ 100 kilomètres de Casablanca, la plateforme bénéficie d’un hinterland doté d’une logistique éprouvée, d’un accès aux minerais critiques du sud marocain et d’un réseau portuaire relié aux deux rives de l’Atlantique.
Construction d’une chaîne de valeur intégrée
Le site, qui occupe plus de 200 hectares, n’est pas un simple atelier d’assemblage : il raffine nickel, manganèse et cobalt, formule des précurseurs cathodiques NMC et prévoit même une unité de recyclage en boucle fermée. Ce schéma vertical vise à réduire la dépendance aux importations asiatiques tout en répondant aux exigences européennes sur la traçabilité des matières premières critiques. Selon le ministre de l’Industrie Ryad Mezzour, le Royaume deviendra ainsi « l’un des cinq territoires à disposer d’un continuum industriel couvrant l’extraction, la transformation et la fabrication de cellules ». L’objectif officiel de 70 % de contenu local dans chaque batterie d’ici 2025 se double d’une cible de 107 000 véhicules électriques sortant annuellement des chaînes marocaines.
Synergies sino-marocaines et diplomatie économique
La décennie 2010 avait consacré Tanger Med comme hub automobile de première classe. La décennie 2020 pourrait bien sacrer Jorf Lasfar capitale continentale de l’électromobilité. La stratégie repose sur une diplomatie économique agile : Rabat diversifie ses partenariats sans s’enfermer dans une dépendance unique. La participation majoritaire de CNGR — numéro deux mondial des précurseurs cathodiques — s’inscrit dans le prolongement des accords liant le Maroc à plusieurs provinces chinoises depuis la signature du mémorandum sur la Belt and Road Initiative. L’arrivée simultanée de Hailiang pour le cuivre, de Shinzoom pour les anodes et de BTR pour les cathodes montre qu’une logique d’écosystème l’emporte sur celle de la simple implantation isolée.
Des ambitions chiffrées à court terme
Près de 20 milliards de dirhams — soit 2 milliards de dollars au cours actuel — ont déjà été engagés. Les études commandées par le ministère des Finances tablent sur une création directe de 2 100 emplois industriels hautement qualifiés et sur un effet d’entraînement estimé à 8 000 postes dans la sous-traitance. Les autorités parient aussi sur la dynamique portuaire : chaque gigawatt-heure exporté représenterait plus de 50 millions de dollars de valeur ajoutée, un argument de poids alors que les recettes phosphatières s’infléchissent. À moyen terme, l’intégration de cellules LFP destinées au stockage stationnaire pourrait compléter le portefeuille, élargissant la base exportatrice vers les marchés européens en quête d’alternatives à l’Asie orientale.
Effets d’entraînement régionaux et panafricains
Au-delà de la frontière nord, plusieurs capitales scrutent l’expérience marocaine pour calibrer leurs propres stratégies. Les producteurs de cobalt d’Afrique centrale — République démocratique du Congo et Congo-Brazzaville en tête — voient dans Jorf Lasfar un débouché susceptible de diversifier leurs acheteurs et de stabiliser les cours. Pour Rabat, sécuriser des approvisionnements continentaux permettrait de réduire l’empreinte carbone du transport maritime, argument prisé par l’UE dans ses nouveaux règlements. À plus long terme, l’idée d’un corridor logistique reliant le port de Pointe-Noire aux terminaux atlantiques du Maroc fait son chemin dans les cénacles diplomatiques, ouvrant la voie à une intégration Sud-Sud autour des minerais stratégiques.
Perspectives : l’Afrique place ses pions dans la course mondiale
L’Agence internationale de l’énergie estime que la demande annuelle en batteries devrait être multipliée par cinq d’ici 2030. Dans ce contexte, le « made in Morocco » espère capter 10 % du marché européen et 3 % du marché mondial à horizon 2027, des projections jugées crédibles par des analystes de BloombergNEF. Le succès dépendra néanmoins de la fluidité des chaînes d’approvisionnement, de l’évolution des normes ESG et de la capacité à monter en puissance sans renchérir les coûts. En scellant des alliances industrielles solides tout en préservant son autonomie stratégique, le Maroc rappelle que l’Afrique n’entend plus se limiter au rôle de pourvoyeur de matières premières : elle revendique désormais une place à part entière dans le concert technologique planétaire.