Une métropole minée par la fatigue institutionnelle
Depuis la fin de l’apartheid, Johannesburg incarne à la fois l’espoir sud-africain et sa constante déception : promue capitale économique du continent, la « City of Gold » souffre d’une crise chronique des services essentiels. Coupures d’électricité récurrentes, réseaux d’eau fuyant, collecte des déchets erratique : la municipalité ne parvient plus à masquer la détérioration d’un patrimoine urbain vieux, parfois illégalement connecté et grevé par une démographie galopante. Les rapports internes de City Power estiment que 40 % des infrastructures électriques ont dépassé leur durée de vie théorique, tandis que Rand Water reconnaît des « pertes techniques supérieures à 30 % » sur certains tronçons du réseau.
À cette vulnérabilité technique s’ajoute une fragilité financière. L’audit externe publié en mars par le trésorier provincial révèle que la ville a engagé, sur l’exercice 2022-2023, 8,9 milliards de rands de dépenses hors budget, principalement pour compenser la flambée des charges d’énergie. La dette totale approche désormais 70 % des recettes et limite la capacité d’emprunt, au point que les agences de notation locales ont abaissé la note de la métropole à « pré-spéculatif ». Dans ce contexte, la maîtrise politique de Johannesburg devient une bataille symbolique et stratégique.
Le duel ANC-DA relancé sous les projecteurs
Historiquement dominé par l’African National Congress, le conseil municipal s’est fragmenté après les élections de 2021. Les alliances successives ont livré une succession de maires – cinq en deux ans – nourrissant l’image d’une gouvernance erratique. Le Democratic Alliance, principal parti d’opposition, voit dans ce flottement un espace politique inédit. John Steenhuisen, son leader fédéral, résume l’enjeu : « Si Johannesburg tombe, l’idée même d’un monopole de l’ANC sur l’appareil local s’effondre. »
Le scrutin de 2026 cristallise donc deux récits antagonistes. Pour l’ANC, il s’agit de reconquérir le cœur financier du pays et d’empêcher une contagion de défaites métropolitaines. Pour le DA, s’installer durablement dans la première ville d’Afrique australe serait la confirmation que l’alternance est possible au niveau national. Les partis émergents, des Economic Freedom Fighters à ActionSA, se positionnent en arbitres, promettant une coalition plus inclusive, mais leur manque de cadres technocrates les expose à l’accusation d’amateurisme.
Helen Zille, un retour calculé au front municipal
C’est dans ce contexte qu’Helen Zille, ancienne Première ministre du Cap-Occidental et figure historique de la lutte anti-apartheid, a laissé entendre qu’elle pourrait briguer la mairie. « Il faudra plus d’un mandat pour remettre Johannesburg sur de bons rails, mais je suis prête à m’y atteler », a-t-elle déclaré sur les ondes de Radio 702. Agée de 73 ans, connue pour son pragmatisme et son franc-parler, elle bénéficie encore d’un capital de crédibilité acquis lors de sa transformation de la ville du Cap en vitrine de bonne gouvernance pendant les années 2000.
Son profil clive cependant au-delà des rangs partisans. Ses tweets tranchants sur la question raciale lui valent un procès permanent en « provocation » chez certains électeurs noirs urbains. Mais son expertise administrative rassure une frange de la classe moyenne lassée d’une administration municipale que la presse locale décrit comme « à la dérive ». Les cercles d’affaires, représentés par Business Unity South Africa, prônent « un leadership expérimenté, capable de réparer les infrastructures sans attendre des remèdes magiques de Pretoria ».
Services publics, sécurité et fiscalité : un cahier des charges titanesque
La candidate potentielle hériterait d’un appareil municipal où les dépenses de personnel absorbent déjà plus de 35 % du budget. La réforme de l’administration – incluant l’éventuelle externalisation de certaines régies – s’annonce explosive face à des syndicats puissants comme le SAMWU qui accusent le DA de vouloir « privatiser la ville ». Sur la sécurité, la police métropolitaine manque d’effectifs et le crime organisé contrôle certains dépôts de cuivre, alimentant des coupures de courant criminelles. Zille promet de « modifier la culture institutionnelle » grâce à des indicateurs de performance stricts et à une coopération accrue avec le Service national de police.
Le problème de la base taxable demeure central. Sur les 6,2 millions d’habitants recensés par StatSA, moins de 900 000 ménages s’acquittent pleinement de leurs factures municipales. Les quartiers périphériques, souvent marqués par une informalité foncière historique, refusent un système de tarification jugé injuste. L’enjeu sera de combiner régularisation foncière, tarification sociale et lutte contre la fraude, tout en convaincant les investisseurs que la discipline budgétaire reviendra.
Coalitions mouvantes et fatigue citoyenne
Depuis 2016, Johannesburg expérimente un régime coalitionnel précaire. Le DA sait qu’il ne peut atteindre la majorité absolue, même en mobilisant ses bastions traditionnels du nord-ouest huppé. La stratégie consiste donc à bâtir une plateforme articulant réformes urbaines et justice sociale, afin de séduire les partis de centre gauche et la nouvelle classe moyenne noire. L’ANC, pour sa part, mise sur la discipline de ses réseaux militants et sur le souvenir, toujours vivace, de la lutte historique qui lui confère une légitimité morale.
Entre ces blocs, l’électeur manifeste une lassitude croissante. Selon une enquête de la Fondation Helen Suzman, seulement 29 % des résidents disent faire confiance à la mairie, un plus bas historique. Cette fatigue politique pourrait ouvrir un boulevard à l’abstention, mais aussi à de nouvelles formes de mobilisation communautaire, parfois instrumentalisées par des groupes populistes. La question, dès lors, n’est pas seulement de savoir qui dirigera Johannesburg, mais comment réparer le fragile contrat social urbain.
Enjeux régionaux et regards internationaux
Johannesburg concentre 16 % du PIB sud-africain ; son déraillement affecte donc l’ensemble de la Communauté de développement d’Afrique australe. Les banques d’investissement qui pilotent l’émission des obligations municipales africaines suivent de près l’évolution de la gouvernance urbaine, conscientes qu’un défaut de la métropole pourrait contaminer la perception du risque souverain régional. D’ores et déjà, la Banque mondiale conditionne une future ligne de crédit de 2 milliards de dollars à l’adoption de réformes de gouvernance et de transparence budgétaire.
Les partenaires diplomatiques observent également l’expérience comme un laboratoire de gestion métropolitaine en contexte de pluralisme fracturé. Les délégations de l’Union européenne et des États-Unis multiplient les réunions techniques avec les directions des services municipaux, tandis que la Chine, via ses bailleurs publics, propose un financement ciblé des infrastructures de transport en échange de contrats d’ingénierie. L’identité de la prochaine équipe municipale déterminera l’orientation de ces offres concurrentes.
Au-delà du vote, le test d’une gouvernance durable
La candidature d’Helen Zille, si elle se confirme, ne garantit pas une solution miracle. Elle symbolise néanmoins l’idée qu’il faut remettre l’expertise au cœur du gouvernement municipal et accepter que la remise à niveau de Johannesburg s’inscrive dans un horizon pluriannuel. « Je ne promets pas de miracles, seulement de la méthode », affirme-t-elle, consciente que le défi principal sera de rétablir la confiance des citoyens et des investisseurs avant même d’entreprendre la réfection des conduites d’eau.
La bataille qui s’engage dépasse donc la joute partisane. Elle pose un diagnostic sévère sur la capacité des institutions locales à se réinventer dans un pays qui affronte simultanément des tensions socio-économiques et des attentes démocratiques élevées. Pour Johannesburg, comme pour l’Afrique du Sud, 2026 pourrait bien être l’année où l’électeur décidera si la plus riche des villes africaines restera un laboratoire d’espoirs contrariés ou deviendra enfin un chantier de renaissance urbaine durable.