Crises plurielles, intégration en suspens
Il plane sur l’Afrique de l’Ouest un parfum de fragmentation que même les plus convaincus des panafricanistes ne peuvent plus ignorer. Les coups d’État à répétition au Sahel, la résurgence des rivalités énergétiques dans le golfe de Guinée et les turbulences monétaires liées à la future monnaie Eco ont ébranlé le projet d’intégration porté par la CEDEAO depuis 1975. Le premier Sommet économique de l’Afrique de l’Ouest, tenu à Lagos début mars, n’a rassemblé que quatre chefs d’État, révélant le fossé entre l’ambition institutionnelle et la réalité diplomatique. Dans ce contexte, le président béninois Patrice Talon a jugé nécessaire d’injecter un électrochoc politique : « Nous devons prendre un nouveau départ pour sortir l’Afrique de la pauvreté en passant par l’intégration effective », a-t-il martelé devant ses pairs.
Les arguments économiques d’un attelage Cotonou–Lagos
Le Bénin et le Nigeria partagent 809 kilomètres de frontière et un marché informel qui s’est imposé comme un véritable laboratoire de libre-échange. Selon les services douaniers nigérians, les flux commerciaux bilatéraux ont atteint 129,3 millions de dollars en 2023, un chiffre réputé sous-estimé tant la porosité frontalière échappe aux statistiques officielles. Patrice Talon souhaite institutionnaliser cette réalité en créant un espace économique conjoint où la libre circulation des capitaux, des biens et des personnes serait garantie dès 2025. À Cotonou, on avance l’argument d’une complémentarité structurelle : le Nigeria, géant démographique, fournirait le marché, tandis que le Bénin, port d’entrée naturel vers l’hinterland, jouerait le rôle de plateforme logistique modernisée autour du corridor Lagos-Cotonou-Niamey.
Pour les cabinets de conseil installés dans la capitale économique béninoise, la perspective offre un triple dividende : abaisser le coût du transit régional, mutualiser les infrastructures énergétiques et rassurer les bailleurs internationaux échaudés par l’instabilité sahélienne. « Un pôle Bénin-Nigeria crédible libérerait un effet d’entraînement sur l’ensemble de la CEDEAO », anticipe un expert d’Africa Practice basé à Lagos.
Enjeux sécuritaires et diplomatiques derrière le discours
La proposition de Talon dépasse la seule arithmétique commerciale. Depuis la fermeture unilatérale de la frontière nigériane entre 2019 et 2021, le voisin béninois a pris la mesure de la vulnérabilité de son économie. Plaider pour une intégration tangible revient à sécuriser l’accès de Cotonou à la première puissance pétrolière du continent tout en offrant à Abuja un partenaire fiable dans la lutte contre les trafics transfrontaliers. Les chancelleries occidentales y voient surtout la possibilité d’un partage de renseignement plus fluide contre les groupes djihadistes qui s’infiltrent vers le nord du Bénin.
Sur le plan diplomatique, Patrice Talon soigne sa stature de médiateur. Alors que les régimes militaires du Mali, du Burkina Faso et du Niger ont créé l’Alliance des États du Sahel, le président béninois tente de montrer que la CEDEAO demeure attractive. En affichant une entente personnelle avec Bola Tinubu, il envoie également le signal qu’une gouvernance civile stable est encore compatible avec un leadership régional. « Le Président Tinubu et moi sommes d’accord pour intégrer nos économies de manière effective », a-t-il insisté, associant explicitement ses ministres à cette responsabilité.
Réactions régionales : adhésion polie, scepticisme latent
À Dakar, la présidence sénégalaise salue « une initiative qui réactualise l’agenda 2063 de l’Union africaine », tout en rappelant l’importance de ne pas marginaliser les États côtiers plus au nord. La Côte d’Ivoire, moteur traditionnel de la CEDEAO, suit le dossier avec prudence : un conseiller du nouveau président ivoirien confie que « l’idée d’un noyau dur est pertinente si elle ne se transforme pas en directoire exclusif ».
Plus au nord, Niamey et Ouagadougou, désormais suspendus de la CEDEAO, interprètent la proposition comme un recentrage sur les intérêts du golfe de Guinée. Les experts saheliens craignent qu’un axe Cotonou-Lagos ne détourne les financements européens jusque-là promis à la lutte anti-terroriste dans la zone des trois frontières. Quant au Ghana, qui vient d’obtenir un programme du FMI, il observe avec une certaine ironie un voisin béninois prônant l’intégration pendant qu’il renforce des contrôles tarifaires aux postes frontaliers d’Aflao.
Quel avenir pour la CEDEAO à l’heure des clubs alternatifs ?
La sortie médiatique de Patrice Talon intervient alors que l’Alliance des États du Sahel brandit l’hypothèse d’une monnaie commune et que la zone de libre-échange continentale africaine peine à décoller hors des cercles protocolaires. Dans ce paysage de clubs superposés, le succès d’un axe Bénin-Nigeria serait un test grandeur nature : soit il démontre qu’une intégration pragmatique peut redonner sens à la CEDEAO, soit il accélère une recomposition où chaque sous-région s’organise autour de son champion démographique ou énergétique.
Le chef de l’État béninois parie clairement sur le premier scénario. À Abuja, l’entourage de Bola Tinubu affirme que des groupes de travail mixtes, centrés sur l’énergie et les télécommunications, remettront des feuilles de route avant juin. Les bailleurs multilatéraux, de la Banque africaine de développement à la Banque mondiale, suivent ces négociations qui pourraient déboucher sur des lignes de crédit ciblées. Reste la question politique : si la CEDEAO n’accompagne pas ce duo, elle risque de voir ses textes de libre circulation contournés par une intégration à deux vitesses.
En définitive, l’appel de Cotonou sonne comme une mise en demeure : l’Afrique de l’Ouest peut-elle encore se permettre l’attentisme face aux urgences démographiques, sécuritaires et climatiques ? Talon répond par un pari audacieux, presque iconoclaste, mais il sait que sa réussite dépendra moins des communiqués solennels que de la capacité des administrations à lever les barrières non tarifaires, lutter contre la corruption frontalière et harmoniser des régulations parfois antagonistes. Pour la CEDEAO, l’heure est venue de choisir entre le discours commémoratif et l’action structurante.