Désinformation numérique et diplomatie russo-nigériane
Le 19 mai 2025, une publication virale sur Facebook prétendait que Vladimir Poutine avait dénoncé, en termes crus, le gouvernement nigérian pour avoir « bloqué » un gigantesque accord commercial entre la Russie et la communauté igbo. Relayée par des groupes totalisant plusieurs centaines de milliers d’abonnés, l’affirmation a aussitôt franchi la sphère anglophone, alimentant conversations WhatsApp et tribunes communautaires. Pourtant, ni les archives du Kremlin, ni les dépêches d’agences de référence telles que TASS, RIA Novosti ou Reuters ne contiennent trace d’une telle déclaration.
Le fact-checking mené par Africa Check dès la fin mai confirme l’inexistence de la citation. Aucun discours officiel, interview ni point presse du président russe ne mentionne un projet économique exclusif avec l’ethnie igbo, encore moins un grief ciblant Abuja. Nous sommes donc face à une construction de toutes pièces, issue d’une économie de la rumeur désormais bien rodée dans l’espace numérique ouest-africain.
Chronique d’une relation bilatérale complexe
Depuis l’établissement des relations diplomatiques en 1960, Moscou et Lagos ont alterné phases de courtoisie et périodes d’indifférence, sans jamais rompre le dialogue. L’actuelle coopération couvre la fourniture d’hélicoptères Mi-35, la formation d’officiers nigérians et un volume commercial qui avoisine 600 millions de dollars, principalement axé sur les engrais et le blé. Dans ce schéma, aucune pratique ne distingue une ethnie particulière comme interlocutrice commerciale. À Moscou, on rappelle volontiers le principe « One Nigeria » – leitmotiv diplomatique depuis la guerre civile – comme fondement de toute négociation.
Le politologue russe Andreï Kortounov souligne que « la fédération nigériane reste notre seul guichet ; envisager un canal parallèle concentré sur le Sud-Est serait interprété comme un acte hostile par Abuja ». De son côté, le ministère nigérian des Affaires étrangères, contacté le 21 mai, affirmait n’avoir reçu « aucune note verbale contenant pareille proposition ». Les faits récents plaident donc pour l’hypothèse d’une intox conçue sans ancrage diplomatique réel.
L’héritage biafrais, une mémoire géopolitique sensible
La persistance de la référence igbo n’est pas anodine. Entre 1967 et 1970, l’éphémère République du Biafra, dominée par les Igbos, affronta le pouvoir fédéral dans une guerre qui fit plus d’un million de morts. Alors allié idéologique de Lagos, l’URSS livra armes et conseillers, un précédent rarement évoqué mais encore vif dans les mémoires régionales. Le simple rappel d’un ‘deal’ Moscou-Igbo réactive logiquement la crainte d’ingérences extérieures.
Chidi Odinkalu, ancien président de la Commission nationale des droits de l’homme du Nigeria, estime que « chaque allusion à un soutien international exclusif pour le Sud-Est sert de catalyseur aux récits sécessionnistes ou anti-sécessionnistes, selon le camp ». Dans un pays où l’équilibre ethnorégional est un exercice permanent, la moindre rumeur peut aggraver les tensions déjà entretenues par l’insurrection de l’IPOB, mouvement interdit mais actif dans la diaspora.
La fabrique du faux, mécanique des rumeurs en ligne
Les auteurs de la désinformation exploitent deux ressorts psychologiques : la fascination pour un Kremlin réputé rétif à l’Occident et le sentiment d’injustice que nourrissent certains Igbos vis-à-vis du pouvoir central. En attribuant à Poutine une posture protectrice, le narratif flatte à la fois les partisans de nouvelles alliances et ceux qui rêvent d’une revanche historique.
Selon le Digital Africa Research Lab, un tiers des fausses nouvelles à contenu géopolitique diffusées au Nigeria citent des chefs d’État étrangers afin de maximiser la crédibilité perçue. La copie stylistique du discours officiel – référence à un « large-scale trade deal » – et l’absence délibérée de contexte temporel témoignent d’une stratégie destinée à passer les filtres algorithmiques des réseaux sociaux. Or ces plateformes demeurent, malgré les dispositifs de modération, des caisses de résonance majeures pour les récits d’ingérence étrangère.
Implications régionales et nécessité d’une gouvernance informationnelle
Au-delà du fact-checking ponctuel, la propagation de telles rumeurs met en lumière un vide normatif : la circulation transfrontalière des contenus numériques échappe largement aux juridictions nationales africaines. Pour Kemi Okenyodo, directrice du Think Tank Offa Institute, « l’enjeu n’est pas tant de criminaliser chaque internaute que d’instaurer des protocoles de coopération entre États, plateformes et sociétés civiles afin de garantir la traçabilité des messages sensibles ».
L’histoire russo-nigériane démontre que les faux discours présidentiels peuvent détériorer des partenariats construits sur des décennies. À l’heure où Abuja sollicite Moscou pour des livraisons d’équipements énergétiques, un regain de suspicion populaire nourri de rumeurs pourrait complexifier les négociations. Inversement, ignorer la désinformation reviendrait à laisser s’installer une réalité parallèle pesant sur la cohésion nationale. La robustesse des États, conclut Okenyodo, se mesure désormais aussi à leur capacité à contrecarrer la diplomatie fantôme qui se déploie sur les fils d’actualité.