Un calendrier brusquement revisité
L’Association internationale du transport aérien a annoncé, dans un bref communiqué diffusé depuis son siège de Genève, le report de l’Aviation Day Africa qui devait réunir à Dakar, en octobre, plus de 400 décideurs publics et privés du secteur. Si l’organisation évoque laconiquement des « ajustements de calendrier », plusieurs cadres interrogés concèdent qu’il s’agit d’un « report sine die » plutôt qu’un simple glissement de date. Les participantes déjà inscrites ont reçu un courriel invitant à « conserver leur enthousiasme », sans plus de précisions sur un éventuel lieu alternatif. Dans la profession, ce type de volte-face est rare et généralement symptomatique d’un désaccord de fond entre l’hôte et l’organisateur.
Willie Walsh, directeur général de l’IATA, s’est borné à déclarer que « les conditions optimales d’un dialogue franc doivent être garanties pour tout événement IATA », laissant entendre que ces conditions n’étaient pas réunies à Dakar. Les autorités sénégalaises, quant à elles, ont publié une note où elles « prennent acte » de la décision tout en réaffirmant leur « disponibilité à collaborer ». Le ton feutré masque mal un malaise croissant depuis plusieurs mois.
Entre ciel et palais : la difficile équation sénégalaise
Le Sénégal ambitionne de devenir un hub aérien d’Afrique de l’Ouest à partir de sa plateforme flambant neuve de Blaise-Diagne. Dans ce cadre, le gouvernement a renforcé les exigences de sûreté, modulé les redevances d’aéroport et révisé l’accès aux droits de trafic, notamment sur la lucrative desserte Dakar–Paris. Ces initiatives, perçues à Dakar comme un levier de souveraineté économique, sont, du point de vue de plusieurs compagnies internationales membres de l’IATA, une remise en cause de la liberté du ciel africain consacrée par l’accord de Yamoussoukro de 1999. Un dirigeant d’une grande compagnie du Golfe glisse qu’« aucun investisseur n’aime voir les règles changer à quatre semaines d’un appel d’offres ».
À la friction réglementaire s’ajoute une dimension politique. Depuis la présidentielle sénégalaise de mars, l’exécutif mène une réévaluation de certains grands contrats de services, dont ceux conclus avec l’opérateur de l’aéroport. Selon un diplomate européen en poste à Dakar, « l’IATA redoute d’être instrumentalisée dans une négociation interne entre le nouveau pouvoir et les concessionnaires étrangers ». L’organisation préfère donc différer la rencontre plutôt que de s’exposer à des annonces unilatérales qui pourraient brouiller son image d’arbitre technique.
Les enjeux financiers et réglementaires pour l’aviation africaine
Au-delà du cas sénégalais, l’épisode rappelle la fragilité du modèle économique des compagnies opérant en Afrique. L’IATA estime que les transporteurs du continent cumulent encore 700 millions de dollars de pertes, plombés par des coûts de carburant supérieurs de 20 % à la moyenne mondiale et par des frais d’exploitation dopés par des taxes aéroportuaires disparates. Dakar voulait profiter du sommet pour prôner une harmonisation des redevances, mais également pour défendre une taxation écologique sur les vols extra-continentaux afin de financer les infrastructures vertes africaines. Une proposition jugée précipitée par plusieurs délégations européennes.
Sur le plan réglementaire, l’accord de marché unique du transport aérien (SAATM) peine à dépasser les déclarations d’intention, seules dix-huit nations ayant ratifié les clauses techniques. Le Sénégal, signataire enthousiaste en 2018, freine désormais l’application intégrale de la cinquième liberté, préférant négocier au cas par cas pour protéger Air Sénégal. Cette posture, si elle reflète un pragmatisme national, entre en collision directe avec la vision libérale défendue par l’IATA.
Réactions régionales et impact sur l’image du Sénégal
L’Union africaine, pourtant promotrice officielle du SAATM, s’est montrée étonnamment discrète. À Addis-Abeba, un fonctionnaire reconnaît que « l’agenda électoral sénégalais était un secret de Polichinelle » et regrette que « l’événement n’ait pas été relocalisé tôt dans l’année ». À Abuja, la Commission africaine de l’aviation civile se dit prête à accueillir la conférence, offrant à la Nigeria un prestigue opportun alors que la concurrence en matière de hubs se fait plus vive.
Pour Dakar, l’incident ternit une image jusque-là flatteuse de stabilité. Les milieux d’affaires notent avec circonspection que c’est la deuxième grande conférence internationale annulée en moins d’un an, après le Forum de l’investissement britannique qui avait changé de venue au dernier moment. Néanmoins, plusieurs analystes rappellent que le Sénégal dispose encore d’atouts solides : croissance soutenue, stabilité institutionnelle relative et volonté affichée d’investir dans les énergies propres. La leçon pourrait inciter le gouvernement à affiner sa diplomatie économique afin d’éviter que d’autres partenaires ne prennent, eux aussi, leurs distances.
Quelle feuille de route pour l’IATA après le report ?
Selon des sources internes, l’IATA hésite entre relocaliser l’événement à Nairobi, fief historique de son bureau régional, ou opter pour une destination maghrébine afin de souligner la transversalité Nord-Sud des enjeux. L’organisation s’est surtout donnée plusieurs mois pour renouer un dialogue apaisé avec Dakar et clarifier les conditions d’accueil : liberté totale d’expression des orateurs, garantie de visas accélérés et maintien des exemptions de taxes pour les exposants.
À plus long terme, le report pourrait catalyser une réflexion critique sur la gouvernance du ciel africain. Beaucoup s’interrogent sur le rôle que doivent jouer les organisations régionales, l’UA ou les agences multilatérales comme la Banque africaine de développement, afin de sécuriser les rendez-vous internationaux incontournables pour la modernisation du secteur. « Le marché africain a besoin de prévisibilité, pas d’à-coups diplomatiques », insiste un financier spécialisé dans le leasing aéronautique.
Reste que l’épisode prouve une nouvelle fois la dimension hautement politique de l’aviation. Entre impératifs de souveraineté, exigences de rentabilité et pressions climatiques, le ciel africain apparaît comme une scène stratégique majeure où chaque conférence, chaque concession, se négocie avec une minutie d’horloger. Le Sénégal et l’IATA, partenaires naturels, devront sans doute revoir leurs positions pour ne pas laisser d’autres capitales donner le tempo du futur aérien du continent.