Une sécurisation foncière décisive pour Chbika
Réunis au siège du ministère marocain de l’Investissement, les membres du sixième comité de suivi ont acté la mise à disposition d’environ 300 000 hectares dans la région de Guelmim-Oued Noun – une bande littorale balayée par les alizés où l’ensoleillement tutoie les maxima du continent. Pour le vice-ministre Karim Zidane, cette avancée « confère au projet Chbika la masse critique indispensable à son intégration industrielle », rappelant que la sécurisation foncière constitue le nerf d’une filière hydrogène dont la compétitivité repose sur des économies d’échelle rarement atteintes ailleurs.
Cette décision intervient dans un contexte de rivalité mondiale exacerbée ; l’Allemagne, l’Australie ou encore le Chili s’arrachent les mêmes capitaux. Rabat mise donc sur la célérité administrative pour consolider un avantage comparatif déjà bâti sur un mix électrique dominé à 40 % par les renouvelables, ainsi que sur une stabilité politique souvent saluée par les bailleurs multilatéraux.
Une alliance industrielle de premier plan
L’architecture partenariale assemble TotalEnergies, Copenhagen Infrastructure Partners et A. P. Moller Capital autour de MASEN, bras armé de la stratégie nationale. Les trois groupes apportent des bilans solides dans le solaire, l’éolien offshore et la logistique maritime, assurant un éventail de compétences allant de la conception de champs photovoltaïques à la gestion de terminaux d’exportation d’ammoniac. « Notre ambition est de livrer à l’Europe un vecteur énergétique décarboné, en juste-à-temps et à prix compétitif », note un cadre de TotalEnergies rencontré à Rabat, soulignant l’importance de la complémentarité public-privé.
Cette coalition s’inscrit dans la « Green Hydrogen Offer » dévoilée par Rabat en 2023 : 20 GW de puissance renouvelable, 10 GW d’électrolyse et 8 millions de tonnes de dérivés d’ici à 2040. En adossant Chbika à un consortium déjà rodé sur d’autres continents, les autorités marocaines espèrent réduire la prime de risque perçue par les marchés et ouvrir la voie à des financements concessionnels aux taux encore accessibles avant la fin du cycle monétaire restrictif.
Chbika, laboratoire saharien de la politique énergétique marocaine
Situé à une centaine de kilomètres de Tan-Tan, le site conjugue 1 GW solaire et éolien avec une unité d’électrolyse alimentée en eau dessalée. Les ingénieurs envisagent la production annuelle de 200 000 tonnes d’ammoniac vert, format logistique privilégié pour traverser le détroit de Gibraltar sans perte d’hydrogène. Cette intégration verticale – du captage des photons à la molécule exportable – illustre la stratégie marocaine d’« ancrage territorial ».
Les implications socio-économiques se veulent considérables : création d’emplois qualifiés, remontée de filières locales (maintenance, métallurgie légère, formation). Les autorités régionales y voient également un outil de lutte contre l’exode des jeunes diplômés, tandis que les partenaires soulignent la compatibilité du projet avec les engagements climatiques pris dans le cadre de l’Accord de Paris.
Connecter l’Atlantique à l’Europe : la diplomatie des molécules vertes
Au-delà de la prouesse technique, Chbika constitue un instrument géopolitique. La logistique maritime, adossée aux ports de Tarfaya et, à terme, de Dakhla Atlantique, permet de sécuriser une route énergétique courte vers les terminaux espagnols et français. Rabat capitalise sur la dépendance croissante de l’Union européenne aux importations d’hydrogène bas-carbone pour renforcer un partenariat déjà structuré par les interconnexions électriques et le gazoduc Maghreb-Europe.
Les chancelleries européennes suivent donc les avancements du dossier avec attention, conscientes qu’une diversification en provenance du Sud consolide l’autonomie stratégique continentale. « Le succès de Chbika rééquilibrerait la chaîne de valeur énergétique entre les deux rives de la Méditerranée », confie un diplomate bruxellois, citant la complémentarité entre savoir-faire industriel européen et potentiel renouvelable africain.
Entre compétitivité mondiale et attentes locales
Reste l’équation du coût. Les études préalables visent à obtenir un prix cible inférieur à 2 dollars le kilogramme d’hydrogène, seuil considéré comme déclencheur d’une demande massive dans la chimie et le transport maritime. Les autorités marocaines explorent des incitations fiscales et un éventuel mécanisme de contrats pour différence inspiré des modèles britanniques, afin de verrouiller la bancabilité du projet.
En parallèle, les organisations de la société civile réclament la transparence sur la consommation d’eau et l’inclusion des communautés locales dans la gouvernance. Sur ce point, Rabat promet un cadre de concertation avant la phase de construction prévue en 2026. L’enjeu est de taille : faire émerger un hub énergétique durable sans recréer les asymétries extractives du passé colonial.
À la faveur de ces arbitrages, Chbika pourrait cristalliser le positionnement du Maroc comme porte-avion énergétique africain, articulé autour d’un hydrogène vert susceptible de redessiner la cartographie des flux Nord-Sud. Le calendrier est serré, mais la dynamique institutionnelle laisse entrevoir une mise en service partielle dès la fin de la décennie, confirmant la volonté de Rabat de passer du discours à la molécule.