Un constat alarmant sur les ponts congolais
Trois incidents de harcèlement officiellement recensés depuis janvier 2024 suffisent à rappeler que la violence silencieuse des coursives n’épargne pas les côtes du golfe de Guinée. Derrière cette statistique modeste, la ministre des Transports, de l’Aviation civile et de la Marine marchande, Ingrid Olga Ghislaine Ebouka Babackas, pointe un phénomène longtemps relégué dans l’ombre des cales : humiliations morales, gestes déplacés, propos discriminatoires, voire agressions physiques auxquelles les marins, surtout les femmes, se retrouvent exposés. Le choix du slogan « Mon navire sans harcèlement » pour la Journée internationale des gens de mer constitue moins un vœu pieux qu’un engagement politique destiné à galvaniser des acteurs souvent réticents à coucher ces réalités sur le papier des rapports.
Les chiffres globaux, miroir d’un malaise systémique
La revue Marine Policy estime que 8 à 25 % des gens de mer subissent harcèlement ou intimidation, une fourchette qui grimpe à plus de 50 % pour les femmes officiers (Marine Policy, 2021). Le réseau international d’assistance aux marins a, pour sa part, signalé une hausse de 45 % des plaintes au premier trimestre 2023, souvent dirigées contre des officiers supérieurs. Ces données, non spécifiques au bassin congolais, soulignent un dérèglement global de la culture embarquée. « Il n’existe pas de route maritime réservée aux abus, mais il n’existe pas non plus de pavillon immunisé », reconnaît un capitaine basé à Pointe-Noire, sous couvert d’anonymat. Ainsi, la tolérance zéro annoncée à Brazzaville s’inscrit dans une dynamique internationale qui fait du harcèlement non plus un dommage collatéral, mais une faute de gouvernance.
L’arsenal juridique national, un socle à consolider
Le Congo dispose depuis 2002 d’un code disciplinaire sanctionnant sévèrement violences et discriminations à bord. La loi n° 3-2002 prévoit amendes, suspensions de brevet et poursuites pénales. Pourtant, l’effectivité de ces dispositions reste freinée par la difficulté à recueillir la preuve en mer et par la crainte des représailles qui pèse sur des équipages multinationales. Le décret n° 99-94, en instituant une direction dédiée aux gens de mer, offre un guichet unique pour les doléances, encore faut-il en muscler les moyens humains. Une cellule d’écoute confidentielle, accessible par radio côtière ou messagerie satellitaire, est actuellement en phase pilote.
La convention MLC 2006, instrument diplomatique et levier commercial
Ratifiée par Brazzaville, la convention sur le travail maritime impose aux États de pavillon d’enquêter sur tout harcèlement signalé et de garantir, via des inspections portuaires, des conditions de travail décentes. Les amendements attendus en 2025 devraient intégrer explicitement la prévention du harcèlement, alignant ainsi le texte sur les exigences de l’Organisation maritime internationale et de l’Organisation internationale du travail. Pour le Congo, l’enjeu dépasse la seule conformité : un pavillon réputé protecteur attire des affréteurs soucieux de leur image ESG, alors qu’un régime laxiste expose aux listes noires des ports européens.
Pressions de la société civile et montée en puissance des femmes de mer
À Pointe-Noire, l’association Femmes Navigantes d’Afrique centrale tient désormais audience auprès du ministère ; elle documente des cas de harcèlement sexuel entravés par la hiérarchie. « Nous voulons que l’on cesse d’assimiler la mer à une zone de non-droit », affirme sa présidente, ancienne chef mécanicienne. L’action collective gagne les syndicats masculins, conscients que la prévention protège aussi d’autres catégories marginalisées, notamment les jeunes cadets étrangers. Cette convergence sociétale confère une légitimité accrue aux décisions gouvernementales et réduit le risque que les mesures annoncées se dissolvent dans le roulis bureaucratique.
Partenariats portuaires et diplomatie des corridors bleus
En invitant les autorités portuaires à prôner la tolérance zéro, Brazzaville entend inscrire la lutte contre le harcèlement dans la diplomatie économique régionale. La Zone de libre-échange continentale africaine favorise déjà la compétition entre hubs maritimes. Or, des ports perçus comme sécurisés pour les équipages séduisent les armateurs cherchant à réduire les coûts liés au turnover et aux contentieux. Le Congo mise donc sur la conformité sociale pour renforcer l’attractivité de ses terminaux, à l’heure où le Nigeria voisin multiplie les investissements dans la sécurité anti-piraterie.
Des défis opérationnels persistants
La mise en œuvre de la politique tolérance zéro confronte l’administration à la rareté des inspecteurs multilingues capables de monter à bord dans les délais d’escale réduits. Par ailleurs, le rôle des autorités de pavillon étranger limite la marge d’action congolais pour les navires en transit. Les observateurs suggèrent d’étendre les accords bilatéraux de reconnaissance mutuelle des sanctions disciplinaires, à l’instar du protocole signé en avril avec l’Angola, permettant de bloquer la délivrance de laissez-passer aux officiers mis en cause.
Vers une culture de la prévention plutôt que de la réparation
Au-delà des textes, la ministre prône la formation obligatoire à la gestion des conflits et aux questions de genre dès l’École nationale de la marine marchande. Des modules e-learning, développés avec le soutien de l’Agence française de développement, seront déployés fin 2024 auprès des compagnies fluviales. L’objectif est de substituer au réflexe disciplinaire une culture de prévention continue, afin que la tolérance zéro ne soit pas qu’un slogan annuel mais un fil rouge de la politique maritime congolaise.
Cap sur 2025 : échéance diplomatique et test de crédibilité
Les amendements 2025 de la MLC devraient consacrer la reconnaissance du harcèlement comme risque professionnel à part entière. Pour le Congo, la séance de ratification prévue devant l’Assemblée nationale fera office de test de crédibilité auprès des bailleurs et des partenaires commerciaux. Brazzaville n’ignore pas que l’arbitrage final se jouera sur le pont d’un vraquier ou d’un porte-conteneurs : si un marin ose signaler un abus et reçoit protection et réparation, alors seulement la tolérance zéro aura franchi le pas du discours à l’effectivité.