Un enlèvement révélateur d’un climat délétère
Deux heures avant l’aube, le 21 juin, un pick-up banalisé s’est immobilisé devant la maison de Mohamed Traoré, dans le quartier résidentiel de Kipé. Des hommes en tenue civile mais parfaitement coordonnés y ont pénétré, bousculant la garde familiale, avant d’extraire l’avocat sous les yeux de sa mère octogénaire. Roué de coups puis abandonné à Bangouyah, à vingt kilomètres de Conakry, le juriste a été retrouvé gisant, multiples fractures et pronostic vital engagé. L’efficacité quasi militaire de l’opération, qui a franchi sans encombre plusieurs barrages nocturnes, n’étonne plus dans une capitale où les enlèvements ciblés se multiplient depuis le coup d’État de septembre 2021.
Le parcours d’un avocat devenu symbole national
À quarante-huit ans, Mohamed Traoré était déjà, pour les chancelleries, la figure d’une profession juridique longtemps marginalisée. Ancien bâtonnier, il avait siégé au Conseil national de la transition avant de démissionner en janvier dernier pour dénoncer « l’absence de volonté politique d’aboutir à des élections crédibles ». Ses plaidoyers en faveur de la liberté de la presse et de la séparation des pouvoirs en avaient fait une voix respectée, sinon redoutée, dans les couloirs du pouvoir. En Guinée, la profession d’avocat porte historiquement le sceau de la contestation : Me Traoré se situait dans le sillage des illustres défenseurs que furent Me Abdoul Gadiri Diallo ou encore Me Mohamed Camara, tous deux fer de lance des revendications démocratiques post-indépendance.
Une transition militaire au calendrier incertain
Lorsqu’il s’empara du pouvoir le 5 septembre 2021, le colonel – aujourd’hui général – Mamadi Doumbouya promit une « refondation de l’État » et un retour rapide à l’ordre constitutionnel. Presque trois ans plus tard, le chronogramme électoral demeure flou : recensement, rédaction d’une nouvelle Constitution et organisation des scrutins législatifs glissent de trimestre en trimestre. Le gouvernement de transition invoque la réforme du fichier d’état civil et la sécurisation du territoire ; l’opposition, elle, y voit une stratégie d’usure. Le Fonds monétaire international, pourtant pragmatique, a déjà prévenu que la visibilité institutionnelle constitue une condition à la reprise pleine et entière de son assistance.
Des méthodes musclées qui interrogent sur l’implication de l’État
Les avocats du barreau assurent que l’un des ravisseurs portait un pantalon de gendarme, détail qu’aucune enquête officielle n’a infirmé. Le ministère de la Sécurité a, dans un communiqué laconique, « condamné l’incident » tout en appelant la population « à la sérénité ». Pour les organisations de défense des droits humains, l’affaire relève au contraire d’un « pattern » : disparition brève, passage à tabac méthodique, menace verbale, libération dans une zone périphérique. Human Rights Watch recense huit cas similaires depuis janvier. À Conakry, plusieurs diplomates confient « ne pas exclure » l’existence d’une unité parallèle chargée de la neutralisation des voix dissidentes, idée que le gouvernement balaie comme « purement spéculative ».
Une société civile entre consternation et mobilisation
Dès l’annonce de l’enlèvement, le Conseil de l’ordre des avocats a décrété une suspension de quinze jours de toutes les audiences, paralysant de facto l’appareil judiciaire. Les grandes mosquées, particulièrement fréquentées durant l’Aïd, ont vu fleurir des prêches invitant les fidèles « à prier pour ceux qui subissent l’injustice ». Le syndicat des enseignants, déjà mobilisé contre la vie chère, a menacé d’élargir son mot d’ordre. « Il ne s’agit plus d’une profession mais d’un peuple que l’on bâillonne », s’indigne la journaliste Mariama Diallo, gagnante du prix Norbert Zongo 2022, elle-même régulièrement convoquée par la Direction de la surveillance du territoire.
La réaction prudente mais croissante des partenaires internationaux
La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui avait initialement gelé les avoirs des putschistes avant de lever progressivement les sanctions, observe les événements avec « préoccupation ». À Bruxelles, le Service européen pour l’action extérieure souligne que « le respect des libertés fondamentales est une composante non négociable de tout partenariat ». Washington a, de son côté, rappelé que la loi Leahy impose la suspension d’assistance militaire en cas de violations graves. Seule Pékin, principal bailleur d’infrastructures minières, s’est contentée d’un communiqué évoquant « un incident regrettable », réitérant confiance dans la capacité des autorités à « préserver la stabilité ».
Antécédents régionaux : le spectre des transitions sans fin
Du Mali au Burkina Faso, l’Afrique de l’Ouest expérimente une succession de transitions militaires prolongées. À Bamako comme à Ouagadougou, les calendriers électoraux ont été repoussés, au motif d’une insécurité persistante. Les chancelleries redoutent un effet de contagion : chaque transition qui s’étire crée un précédent juridique contestable. « La junte guinéenne observe ses voisines et mesure le degré de tolérance internationale », juge le politologue nigérien Abdoul Kader Issoufou. Dans ce contexte, l’enlèvement de Me Traoré devient un signal envoyé bien au-delà de Conakry : il indique jusqu’où les autorités seraient prêtes à aller pour neutraliser la contestation.
Quel horizon pour la gouvernance et la stabilité en Guinée ?
La question n’est plus de savoir si la transition respecte un calendrier mais si elle respecte encore son esprit. L’agression de Mohamed Traoré, figure de la règle de droit, ébranle le pilier même sur lequel prétend s’appuyer la refondation. « Une transition réussie suppose un climat de confiance ; or la peur est devenue la norme », glisse un diplomate onusien sous couvert d’anonymat. La Guinée, riche en bauxite et stratégiquement située sur le golfe de Guinée, risque de voir s’installer un paradoxe : la manne minière continue d’affluer tandis que l’indice de gouvernance se dégrade. Sans cadre légal crédible et sans participation inclusive, la stabilité ne sera qu’apparente, prévient International Crisis Group.
Au-delà du sort personnel de Me Traoré, la junte se trouve désormais face à une équation délicate : poursuivre la ligne dure au risque d’une isolation financière accrue, ou relancer un dialogue politique susceptible de fragiliser sa cohésion interne. Dans un pays où les changements de régime se contrarient plus qu’ils ne se succèdent, l’histoire récente suggère qu’aucune option ne garantit la pérennité. Pour l’heure, un silence tendu enveloppe Conakry. Il n’est interrompu que par les mégaphones des avocats en grève, rappelant qu’en diplomatie comme en droit, les procédures importent autant que les résultats.