Un rapt révélateur des tensions structurelles
Dans la nuit du 7 au 8 juin, des hommes lourdement armés et cagoulés ont enlevé l’avocat Mohamed Traoré à son domicile de Lambanyi, avant de le relâcher au petit matin, contusionné mais vivant. Les autorités ont aussitôt promis une enquête, tandis que la société civile dénonce une opération d’intimidation dirigée contre l’une des voix les plus dissonantes du paysage politique. « Nous assistons à une tentative de musellement qui rappelle les heures les plus sombres de nos régimes autoritaires », constate un magistrat sous couvert d’anonymat. Ce fait divers, en apparence isolé, consolide le sentiment que la transition ouverte par le putsch de 2021 glisse vers une gouvernance sécuritaire peu soucieuse des garde-fous juridiques.
Le barreau, pivot corporatif et acteur politique
Réuni en assemblée générale, l’Ordre des avocats a décidé un arrêt de travail de quinze jours et le retrait immédiat de tous ses représentants des instances consultatives du régime. À Conakry, tribunaux fermés et toges noires rassemblées devant le palais de justice ont matérialisé ce divorce institutionnel inédit. Le bâtonnier Kémoko Malick Diakité rappelle que « le barreau n’est pas un parti d’opposition, mais la conscience juridique de la nation ». Cette pénurie organisée de services judiciaires expose les justiciables, mais elle souligne surtout la dépendance du pouvoir à une profession qui confère à la transition un vernis de légalité. Faute de dialogue, le risque est grand que la crise se durcisse et affaiblisse la crédibilité des procès en cours, notamment ceux liés aux violences politiques de 2020-2021.
Un effet domino sur la trajectoire de la transition
Depuis la prise de pouvoir du Comité national du rassemblement pour le développement, les autorités militaires alternent gestes d’ouverture et réflexes coercitifs. L’engagement initial d’organiser des élections en 24 mois a déjà été repoussé, tandis que plusieurs leaders d’opinion font l’objet de procédures pour « diffusion de fausses nouvelles ». L’affaire Traoré intervient à un moment critique : le Fonds monétaire international vient d’achever une mission d’évaluation économique et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest discute d’un maintien – ou non – du régime de sanctions allégées accordé à Conakry. Pour un diplomate ouest-africain, « la junte se tire une balle dans le pied : elle compromet son propre agenda de normalisation alors que les bailleurs attendent des signaux de décrispation ».
Un syndrome continental de répression des défenseurs
La séquestration de Me Traoré s’inscrit dans une séquence plus large où avocats et magistrats deviennent la cible privilégiée d’exécutifs fragilisés. Au Cameroun, Me Félix Agbor Balla a passé huit mois en détention en 2017 pour avoir plaidé la cause anglophone. En République démocratique du Congo, Me Georges Kapiamba cumule menaces et convocations depuis qu’il documente les exactions sécuritaires. Ces cas, souvent signalés par Amnesty International ou International Bar Association, rappellent que l’appareil judiciaire demeure l’ultime rempart contre la dérive autoritaire, donc la première victime collatérale des crises politiques. La Guinée, qui avait connu un léger renouveau institutionnel après la Constitution de 2010, semble rejoindre cette spirale de remise en cause des professions juridiques.
Pressions internes et regard des partenaires extérieurs
La réaction du corps diplomatique accrédité à Conakry reste feutrée, mais plusieurs chancelleries européennes ont officieusement conditionné leur assistance budgétaire à des gages tangibles de respect des libertés publiques. L’Union européenne examine le déclenchement éventuel de son régime global de sanctions droits humains, tandis que Washington rappelle que la Millennium Challenge Corporation surveille de près les indicateurs de gouvernance. Sur le plan multilatéral, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme réclame « une enquête crédible et impartiale ». Les militaires se trouvent désormais sommés de livrer des résultats, sous peine d’accroître leur isolement diplomatique et de fragiliser un tissu économique déjà mis à mal par la baisse des cours de la bauxite.
Perspectives et scénarios de sortie de crise
Deux options se dessinent. La première consiste en une désescalade rapide : identification des commanditaires, poursuites judiciaires crédibles et réintégration des avocats dans les instances de transition. Ce scénario, soutenu par la Cedeao et l’Union africaine, pourrait relancer le calendrier électoral et rassurer les investisseurs. La seconde hypothèse, plus périlleuse, verrait la junte camper sur une ligne sécuritaire, décréter la grève illégale et recruter des substituts temporaires pour faire fonctionner les tribunaux. Un tel bras de fer exposerait le pays à des sanctions internationales, renforcerait la défiance interne et redonnerait aux partis politiques, aujourd’hui marginalisés, un rôle d’opposants structurés.
Un avertissement pour l’avenir institutionnel guinéen
Au-delà du sort personnel de Mohamed Traoré, l’affaire agit comme un miroir grossissant des fragilités du système. L’État de droit repose sur des équilibres délicats entre pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Lorsque celui qui porte la robe est menotté, c’est la société tout entière qui se découvre vulnérable. En proclamant « Je suspends ma carrière pour protéger ma famille », l’avocat a mis en lumière le coût humain des combats pour la justice. La transition guinéenne dispose encore d’un capital de confiance international ; elle vient cependant d’en entamer sérieusement le crédit. Aux responsables d’en comprendre l’urgence s’ils veulent éviter que la parenthèse militaire ne se referme en impasse institutionnelle durable.