Un héritage colonial aux contours mouvants
Presque un siècle après les accords londoniens de 1926, la frontière entre le Kenya et l’Ouganda demeure l’une des plus sinueuses du continent. Les ingénieurs britanniques l’avaient dessinée à la règle sur des cartes de l’Afrique orientale, laissant aux autorités post-indépendance la tâche, redoutable, de transposer l’encre sur le terrain. De part et d’autre du 35e méridien, familles, pâturages et marchés se sont développés dans un flou juridique propice aux interprétations concurrentes. Nairobi et Kampala ont successivement mis en suspens le sujet, privilégiant la mobilité transfrontalière qui alimente l’économie rurale locale. Mais les crispations ressurgissent à chaque recensement ou chaque découverte de nouvelles ressources, rappelant que la frontière reste un artefact politique autant qu’un vécu quotidien.
Migingo, Suam et d’autres symboles de souveraineté
Dans l’opinion publique, le débat se cristallise autour de quelques points chauds, au premier rang desquels le minuscule îlot de Migingo, posé sur le lac Victoria comme une tête d’épingle. Si la pêche y est modeste, la symbolique de la souveraineté est immense, et les incidents impliquant forces de police des deux pays nourrissent l’imaginaire nationaliste. Plus au nord, la zone de Suam, traversée par la future autoroute trans-est-africaine, alimente également la compétition, tant le contrôle des péages pourrait générer des revenus substantiels. Les techniciens du ministère kenyan des Terres estiment que plus de 20 % des bornes installées dans les années 1960 ont aujourd’hui disparu sous l’effet de l’érosion ou de l’expansion agricole, rendant le tracé officiel quasiment illisible pour les communautés riveraines (Daily Nation).
La méthode Ruto : diplomatie de proximité et fermeté juridique
Le président William Ruto a surpris jusqu’aux caciques de son propre camp en annonçant, lors d’un forum économique à Busia, son intention de « replacer le dossier frontalier au cœur de notre agenda bilatéral » avant la fin de l’année. Autant par conviction personnelle que par souci de projection régionale, il privilégie une « commission technique mixte » s’appuyant sur les relevés satellitaires de l’Agence africaine de cartographie. Son secrétaire de cabinet à la Défense, Aden Duale, plaide pour un jalonnement accéléré avec drones, tandis que le ministère des Affaires étrangères se dit favorable à un règlement arbitral potentiel devant la Cour africaine de justice (The EastAfrican). L’ensemble s’inscrit dans la diplomatie pragmatique que Ruto revendique depuis son investiture, consistant à désamorcer les irritants afin de mieux promouvoir le commerce intra-communautaire.
Kampala entre prudence et coopération régionale
Du côté de Kampala, la présidence Museveni refuse toute dramatisation, rappelant que la coopération militaire et sanitaire entre les deux voisins n’a jamais été aussi dense. Cependant, des responsables au ministère ougandais de l’Intérieur admettent en coulisses qu’un nouvel exercice de délimitation poserait des questions délicates de réinstallation de populations pastorales. L’Ouganda souhaiterait donc que l’exercice soit étalé sur plusieurs exercices budgétaires et intégré au plan directeur de la Communauté d’Afrique de l’Est, afin de mutualiser les coûts et de minimiser la portée médiatique (New Vision). Cette approche prudente convergerait avec la tradition ougandaise de « méditation silencieuse », formule chère au président Museveni lorsqu’il s’agit d’enjeux sensibles.
L’opposition kenyane entrouvre une voie parallèle
L’entrée en scène du leader de l’opposition kenyane, Raila Odinga, confère au dossier une dimension domestique inattendue. Soucieux de ne pas laisser au chef de l’État le monopole de l’initiative diplomatique, l’ancien Premier ministre propose la convocation d’un tribunal d’anciens, inspiré des mécanismes Gacaca rwandais, chargé d’entendre les communautés affectées. Sa proposition séduit une partie du clergé anglican des diocèses frontaliers, qui voit dans cette médiation de proximité un moyen de pacifier les querelles foncières. Les observateurs à Nairobi notent néanmoins qu’un tel schéma, peu contraignant, pourrait prolonger l’incertitude juridique, un terrain sur lequel l’opposition se sait plus à l’aise que le gouvernement.
Quel impact pour la Communauté d’Afrique de l’Est ?
Au-delà des considérations strictement bilatérales, la séquence en cours illustre les tensions entre intégration régionale et souveraineté nationale au sein de l’EAC. Les secrétaires généraux des sept États membres rappellent que la libre circulation des personnes demeure un pilier du protocole d’Arusha, mais que cette liberté suppose une délimitation claire des compétences fiscales et sécuritaires. Les bailleurs multilatéraux, Banque mondiale en tête, encouragent de leur côté un règlement rapide, condition préalable au décaissement de plusieurs lignes de crédit destinées aux corridors routiers. Toute la question est de savoir si la fenêtre politique ouverte par William Ruto survivra aux calendriers électoraux, tant au Kenya qu’en Ouganda. Pour l’instant, la posture de Nairobi apparaît comme un pari calculé : mettre à profit l’élan réformateur dont il se réclame, tout en évitant de braquer un voisin indispensable à son ambition de hub logistique est-africain.