Un différend lacustre hérité de la cartographie coloniale
Le lac Victoria n’a jamais cessé de transporter, bien au-delà des poissons argentés de ses eaux, les remous d’une histoire frontalière complexe. En 1926, la Commission locale du protectorat britannique traça, sur des cartes à l’encre pâlie, une ligne séparant le Kenya et l’Ouganda. L’île rocailleuse de Migingo, à peine plus grande qu’un terrain de football, fut placée côté ougandais, alors que ses récifs poissonneux restaient fréquentés par des pêcheurs luo venus de Kisumu. Depuis 2004, l’accroissement de la valeur commerciale du tilapia et du capitaine a transformé ce rocher insignifiant en enjeu symbolique de souveraineté, chaque patrouille côtière tenant à hisser son drapeau sur le toit de tôle d’une station de police improvisée (Daily Nation, 2023).
Une priorité affichée par le nouveau pouvoir de Nairobi
Arrivé au pouvoir en septembre 2022, William Ruto s’est découvert un agenda diplomatique offensif, où la restauration de la confiance avec les voisins occupe une place de choix. En relançant officiellement, le mois dernier, la Commission conjointe de délimitation, le chef de l’État kényan affirme vouloir « apurer tous les contentieux historiques pour libérer le potentiel de la région », selon les termes de son allocution de Mombasa. Le ministère des Affaires étrangères, conduit par Alfred Mutua, envisage la reprise d’une campagne bathymétrique détaillée afin de juxtaposer archives coloniales et données satellitaires contemporaines, préalable à toute ratification parlementaire.
Entre fermeté souveraine et approche communautaire
Le discours présidentiel, martial dans la forme, se veut néanmoins arrimé à l’esprit d’intégration promu par la Communauté d’Afrique de l’Est. Nairobi souligne que la libre circulation des biens et des personnes prévaut déjà sur d’autres segments frontaliers. Aux yeux des conseillers du State House, il s’agit moins de redessiner une frontière que de codifier des usages partagés, notamment le droit de pêche et la fiscalité portuaire. Kampala, qui dispose d’une base navale à moins d’un mille nautique de Migingo, reste pour l’heure favorable à une cogestion, mais exige des garanties sur la protection de ses stocks halieutiques (The EastAfrican, 2023).
L’option Odinga : l’arbitrage international à l’épreuve
L’opposant historique Raila Odinga, désormais pressenti pour prendre la tête de la Commission de l’Union africaine, milite pour une saisine conjointe de la Cour internationale de Justice. « Nous devons sanctuariser le droit, afin que nos petits-enfants ne se déchirent plus pour des rochers », a-t-il déclaré devant les diplomates accrédités à Nairobi. Ses partisans estiment qu’un jugement exécutoire, à l’image du différend Kenya-Somalie sur la zone maritime, rassurerait les investisseurs en hydrocarbures offshore. L’exécutif kényan, sans rejeter cette piste, redoute néanmoins la lenteur des procédures et la politisation inévitable qu’entraîne une campagne de plaidoiries publiques (Africa Confidential, 2022).
Enjeux économiques derrière des arpents rocailleux
À première vue, Migingo ne recèle qu’une trentaine de cabanes serrées autour d’un mouillage précaire. Pourtant, le volume de poisson débarqué quotidiennement, estimé à 20 tonnes, génère un chiffre d’affaires annuel avoisinant 4 millions de dollars. Les taxes informelles perçues, qu’elles soient kényanes ou ougandaises, alimentent budgets locaux, réseaux de courtage et, plus encore, des contrebandes de carburant. La Banque mondiale a souvent souligné que la clarification des régimes douaniers sur le lac pourrait accroître de 15 % les revenus des communautés riveraines. Dans cette optique, Nairobi envisage d’adjoindre au règlement du différend frontalier un protocole obligatoire de traçabilité des captures, calqué sur les standards de l’Union européenne.
Vers un modus vivendi durable ?
Les diplomates occidentaux, traditionnellement prudents, saluent la volonté d’ouverture affichée par les deux capitales. Un conseiller du département d’État américain observe que « les litiges africains réglés par la négociation plutôt que par l’intimidation constituent un signal fort envoyé aux bailleurs multilatéraux ». Dans la coulisse, les chancelleries francophones apprécient l’engagement personnel de William Ruto, jugé susceptible de renforcer la stabilité des corridors logistiques reliant Mombasa à Kampala voire à Kinshasa, sans jamais heurter la souveraineté congolaise. Alors que s’esquisse le calendrier d’une nouvelle réunion technique à Entebbe, l’opinion publique régionale guette, avec une pointe de scepticisme, la capacité des experts hydrographiques à transformer des relevés numériques en consensus politique.
Le dossier Migingo, par son caractère microscopique et hautement symbolique, offre finalement un laboratoire diplomatique. S’il aboutit, il démontrera qu’en Afrique de l’Est il reste possible de surmonter les héritages du tracé colonial par la diplomatie pragmatique, sans qu’aucune partie ne perde la face. Au-delà de l’écume médiatique, le véritable enjeu réside peut-être dans cette capacité nouvelle à conjuguer souverainetés nationales et intégration régionale, matrice d’un développement partagé.