La nouvelle fracture des créanciers officiels
La controverse, apparue lors des récentes négociations sur la dette souveraine du Ghana et de la Zambie, a fait surgir une polarisation inattendue entre créanciers publics du Nord et institutions financières panafricaines. Alors que les deux États d’Afrique australe recherchent une respiration budgétaire pour financer leurs programmes sociaux et climatiques, leurs comités de créanciers exigent qu’ils placent l’African Export-Import Bank (Afreximbank) et la Trade and Development Bank (TDB) au même rang que les prêteurs purement commerciaux. En clair, Accra et Lusaka devraient suspendre ou différer le service de leur dette envers ces deux banques régionales, tout en continuant à honorer, rubis sur l’ongle, les échéances dues aux Trésors occidentaux et asiatiques. Le bras de fer se déroule dans un contexte de durcissement monétaire international qui amplifie le coût du refinancement pour les États africains, déjà éprouvés par la pandémie et la guerre en Ukraine.
Le statut de créancier privilégié, pierre angulaire disputée
Depuis Bretton Woods, le statut de créancier privilégié confère aux banques multilatérales de développement une immunité partielle contre le risque de défaut, justifiée par leur mandat de financement du bien public global. La Banque mondiale et la Banque africaine de développement en sont les exemples emblématiques. Or Afreximbank, fondée en 1993 pour soutenir l’exportation africaine, et le TDB, pilier de la COMESA, revendiquent le même statut, même si leur capital comprend, aux côtés des États, des actionnaires privés – fonds de pension africains, banques commerciales ou compagnies d’assurance. Les détracteurs estiment que cette mixité actionnariale justifie un traitement équivalent à celui des créanciers commerciaux. Pourtant, c’est précisément cette hybridation capitalistique qui a permis à ces banques de lever, de façon agile, des ressources que les États actionnaires n’auraient pu mobiliser seuls, tout en pratiquant des marges inférieures à celles du marché bancaire classique.
Conséquences sur le coût du capital et la stabilité régionale
Reléguer Afreximbank et le TDB au rang de créanciers ordinaires reviendrait à dégrader mécaniquement leur notation financière. Selon des simulations internes relayées par la Banque africaine de développement, une seule perte de deux crans sur l’échelle des agences pourrait accroître d’un demi-point de pourcentage le coût moyen de leurs émissions obligataires. Corrélativement, la capacité annuelle de prêt baisserait de près de 1,5 milliard de dollars, un montant qui équivaut, par exemple, au budget d’investissement cumulé des ministères de la Santé du Congo-Brazzaville, du Cameroun et du Gabon. Dans un continent où le déficit d’infrastructures atteint 100 milliards de dollars par an, l’effet d’éviction serait considérable et rendrait plus fréquents les défauts souverains que les créanciers prétendent vouloir éviter.
Portée géopolitique pour l’Afrique centrale et la CEMAC
Au-delà de l’axe Accra-Lusaka, l’enjeu interpelle l’ensemble des pays de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC). À Brazzaville, le président Denis Sassou Nguesso a récemment souligné, lors du Forum des investisseurs de la zone, la nécessité de « consolider des mécanismes financiers endogènes capables de soutenir la diversification économique ». Si Afreximbank ou le TDB venaient à restreindre leurs interventions, la mise en œuvre de projets stratégiques tels que la Zone économique spéciale de Pointe-Noire ou le Corridor routier Douala-Bangui-Ndjamena pourrait être retardée, voire renégociée à des conditions moins favorables. Les partenaires bilatéraux occidentaux conserveraient alors un levier d’influence accru, au risque de fragmenter davantage la gouvernance financière régionale.
Options diplomatiques pour une sortie de crise
Face à cette situation, plusieurs pistes se dessinent. D’une part, la relance d’un dialogue au sein du G20 sur l’architecture financière mondiale pourrait clarifier la définition d’un créancier privilégié à l’ère des actionnariats hybrides. D’autre part, l’Union africaine envisage de porter la question devant le Conseil de stabilité financière afin de promouvoir une reconnaissance explicite du rôle contracyclique des banques multilatérales régionales. Enfin, des capitalisations croisées – entre Afreximbank, la Banque des États de l’Afrique centrale et la Banque africaine de développement – permettraient de mutualiser les garanties et de rassurer les marchés sans recourir à un soutien extérieur onéreux. Pour l’heure, la fenêtre diplomatique reste ouverte ; elle exige seulement que les créanciers officiels renoncent à de courts gains comptables au profit d’une vision plus systémique de la résilience financière africaine.