Une foire symbolique aux confins de trois pays
Kyé-Ossi, Bitam et Ebibeyin n’apparaissent que comme de modestes bourgades sur la carte, mais leur statut de tripoint frontalo-douanier en fait un laboratoire diplomatique grandeur nature. Du 17 au 30 juillet, la seizième Foire transfrontalière d’Afrique centrale (Fotrac) y a réuni exposants, hauts fonctionnaires, opérateurs privés et représentants de la Commission Cémac. Le choix d’une organisation simultanée sur trois juridictions témoigne d’une volonté d’incarner, au-delà du discours institutionnel, la réalité quotidienne d’une intégration désormais adossée à la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf).
Sous les chapiteaux, l’ambiance était à la fois festive et studieuse. Produits agro-alimentaires venus de Pointe-Noire côtoyaient logiciels de fintech camerounaise, tandis que la diaspora centrafricaine présentait des solutions logistiques. Selon les chiffres avancés par le comité d’organisation, plus de dix pays ont envoyé des délégations officielles, un record salué par la présidente de la Fotrac, Jeanne Danielle Nlate, qui a loué « l’engagement inédit » des autorités gabonaises, camerounaises et équato-guinéennes.
Des corridors encore à déverrouiller
L’optimisme n’empêche pas la lucidité. De nombreuses interventions ont pointé la persistance de procédures parallèles, de contrôles intempestifs et, surtout, du coût économique qu’ils infligent à la petite entreprise. Les gouvernorats frontaliers, tout comme les chambres consulaires, reconnaissent que la traversée des cent premiers kilomètres après la douane peut encore doubler le prix d’un sac de manioc ou d’un carton de pièces détachées. L’argument récurrent de la sécurité, justifié par la nécessité de contenir les trafics illicites, sert parfois de paravent à des perceptions informelles qui ralentissent la circulation des marchandises.
Les corridors Bangui-Brazzaville et Douala-Ndjamena se heurtent ainsi à un paradoxe : le trafic dépasse désormais les volumes de l’an 2000, mais l’infrastructure routière, elle, s’use plus vite qu’elle n’est entretenue. Les autorités régionales s’accordent pourtant à considérer que chaque heure gagnée à la frontière représente un gain annuel de 0,3 point de croissance intra-Cémac. Dans cette perspective, la foire a servi de forum pour rappeler le principe de reconnaissance mutuelle des certificats phytosanitaires et l’urgence de guichets uniques douaniers interconnectés.
La diplomatie économique congolaise à l’œuvre
Fidèle à sa tradition de médiation, Brazzaville a dépêché une délégation conduite par le ministre du Commerce et des Approvisionnements, Claude Alphonse N’Silou. Celui-ci a souligné que « l’intégration n’a de sens que si nos citoyens se l’approprient, et la foire en est l’exercice pratique ». Cette posture s’inscrit dans la feuille de route tracée par le président Denis Sassou Nguesso, fervent défenseur du « multilatéralisme de proximité » sur lequel reposent nombre d’initiatives régionales.
Le Congo-Brazzaville, qui ambitionne de devenir un hub logistique entre l’Atlantique et l’hinterland centrafricain, voit dans la Fotrac une plate-forme pour valoriser le port en eau profonde de Pointe-Noire et la réhabilitation en cours du corridor ferroviaire CFCO-Beloko. Les signatures de protocoles d’accord avec des incubateurs gabonais et des transporteurs équato-guinéens vont dans le sens d’un renforcement des chaînes de valeur partagées, notamment dans l’agro-industrie et le bois transformé, filières prioritaires du Plan national de développement.
Partenariats publics-privés et rôle des femmes commerçantes
Au-delà des grandes annonces, la Fotrac a mis en lumière la réalité d’une économie transfrontalière animée à 70 % par des opératrices de micro-commerce. Plusieurs tables rondes ont insisté sur l’accès au crédit, la couverture sanitaire et la protection sociale des femmes qui, panier sur la tête ou smartphone à la main, franchissent la frontière plusieurs fois par semaine. « Même les personnes en règle rencontrent encore des obstacles à leur mobilité », a rappelé Jeanne Danielle Nlate, appelant à des couloirs rapides pour les commerçantes recensées.
L’Agence de promotion des investissements du Congo a, pour sa part, présenté un projet pilote de fonds de garantie régional afin d’abaisser le coût du micro-financement. Si ce mécanisme obtient l’aval des ministres des Finances de la Cémac, il pourrait être opérationnel dès 2025. De nombreux experts y voient un levier concret pour transformer la rhétorique inclusive de la Zlecaf en résultats mesurables sur le terrain.
Perspectives pour la Zlecaf et la gouvernance frontalière
La dimension continentale n’a jamais été aussi palpable. L’Union africaine estime que la mise en œuvre complète de la Zlecaf pourrait doper de 29 % le commerce intra-africain à l’horizon 2030. Encore faut-il que les unions régionales, telles que la Cémac, harmonisent normes, fiscalité et régimes d’investissement. À Kyé-Ossi, le rappel a été clair : la supranationalité ne peut se substituer à la gouvernance de proximité. Des actions politiques fortes, notamment la mutualisation des forces de contrôle et la digitalisation des formalités, constituent le maillon manquant d’une chaîne déjà sous tension.
En clôturant la foire, le gouverneur de la Région du Sud-Cameroun a annoncé la création d’un Centre d’observation du commerce transfrontalier, instrument qui comptera des antennes à Brazzaville, Libreville et Malabo. L’objectif est de produire des données en temps réel sur les flux, d’anticiper les goulets d’étranglement et de proposer des arbitrages. Cette démarche, saluée par les partenaires techniques et financiers, illustre la mue progressive d’une sous-région qui, sans renier son attachement à la souveraineté des États, s’engage sur la voie d’une solidarité de résultats.
La Fotrac 2023 aura ainsi validé la pertinence des rencontres annuelles, tout en soulignant leurs limites. Les discours convergent, les feuilles de route s’allongent ; l’heure est venue de passer du consensus de façade à la coordination opérationnelle. Les autorités congolaises l’ont rappelé avec diplomatie : l’intégration se mesurera demain à la fluidité d’un camion de maïs traversant la Sangha, plutôt qu’à la longueur des communiqués finaux.