Une artère numérique pour désenclaver le Sahel
À Niamey comme à N’Djamena, les décideurs ne cachent plus leur impatience : l’annonce d’une dorsale fibre optique commune ravive l’espoir d’une connectivité enfin à la mesure des ambitions régionales. Long de près de 1 000 kilomètres, le tracé pressenti doit relier les deux capitales via Diffa et Zinder, réduisant de façon décisive la dépendance tchadienne vis-à-vis du point d’atterrissement camerounais de Kribi. Pour le ministre tchadien des Télécommunications, Michel Boukar, « c’est une bouffée d’air », tant le pays demeure vulnérable à la moindre coupure sur son unique lien international.
Des considérations stratégiques au-delà de la bande passante
Sous l’apparente neutralité technologique se cache une équation éminemment politique. Depuis la fermeture récurrente des frontières nigéro-nigérianes pour raisons sécuritaires, Niamey cherche de nouveaux débouchés numériques afin de maintenir son trafic de transit. En retour, N’Djamena voit dans cette alliance un instrument pour diversifier ses dépendances extérieures et renforcer sa souveraineté numérique, conformément aux orientations de l’Union africaine sur la transformation digitale (Agenda 2063).
Coopération régionale : la fibre comme ciment d’une intégration contrariée
Pour Adji Ali Salatou, ministre nigérien des Nouvelles technologies, « il ne s’agit pas de prolonger des câbles, mais de connecter deux peuples qui partagent la même histoire ». L’argument renvoie à une réalité plus large : l’Union africaine, la Cedeao et la Communauté des États sahélo-sahariens multiplient depuis une décennie les initiatives pour convertir la connectivité en moteur d’intégration. L’interconnexion Tchad–Niger s’inscrit dans la Dorsale transsaharienne à fibre optique (DTS), corridor continental censé relier Alger à Lagos. Chaque tronçon achevé doit réduire la fracture numérique qui sépare encore les centres urbains des périphéries sahéliennes.
Financement, gouvernance et risques de dérive budgétaire
Estimé à une centaine de millions de dollars, le projet repose sur un montage hybride mêlant financement public, prêts concessionnels d’Afreximbank et participation ciblée de la Banque mondiale, selon une source au ministère nigérien des Finances. Le partage de gouvernance pose néanmoins question : faut-il créer une co-entreprise binationale ou déléguer l’exploitation à une entité privée ? Les précédents de la fibre transfrontalière Mali-Sénégal, où la tarification de gros a longtemps divisé les opérateurs, rappellent qu’un câble ne garantit ni l’équité d’accès ni la baisse automatique des tarifs pour les usagers finaux.
Sécurité et résilience : la carte des armées au centre du jeu
Tracer un câble à travers le Sahel exige plus que des engins de terrassement : la bande sahélo-saharienne reste affectée par les groupes armés non étatiques. Selon un haut gradé du G5 Sahel, les segments situés entre Diffa et N’Guigmi nécessiteront une escorte militaire permanente durant les travaux. À long terme, la surveillance de la fibre pourrait être mutualisée avec les patrouilles anti-insurrectionnelles, renforçant la dimension duale – civile et sécuritaire – de l’infrastructure.
Quels bénéfices macroéconomiques dans un contexte de volatilité politique ?
La Banque africaine de développement estime qu’un accroissement de 10 % du taux de pénétration d’internet peut générer jusqu’à 1,4 % de croissance additionnelle du PIB dans les pays à faible revenu. Un effet d’entraînement que Niamey et N’Djamena espèrent convertir en emplois numériques, en services administratifs en ligne et en attractivité pour les data centers régionaux. Reste que les transitions politiques en cours – Conseil militaire de transition au Tchad, régime issu du coup d’État de 2023 au Niger – créent une incertitude réglementaire qui pourrait retarder la signature des contrats clés.
La fibre comme vecteur d’influence extérieure
Sur le terrain diplomatique, le projet aiguise déjà les appétits. Paris, via l’Agence française de développement, propose une assistance technique ; Pékin, qui a financé plus de 50 % des infrastructures de télécommunications africaines ces dix dernières années, se positionne pour la fourniture des équipements optiques ; Washington, enfin, milite pour des normes ouvertes afin de contrer les solutions qualifiées de « non-interopérables ». Cette concurrence souligne la dimension de soft power attachée aux autoroutes de l’information.
Vers un calendrier encore flou, mais une dynamique irréversible
La réunion technique du 18 juin à Niamey n’a pas fixé de date d’inauguration, mais les deux ministres conviennent de lancer les études d’impact d’ici la fin de l’année. À défaut d’échéance ferme, l’alignement de leurs intérêts stratégiques rend peu probable un abandon du projet. Dans un Sahel trop souvent décrit par le prisme de la crise sécuritaire, la fibre optique Tchad–Niger dessine l’esquisse d’une coopération concrète, potentiellement structurante pour une région en quête de relais de croissance et de stabilité.