La hache de guerre enterrée sous des kilomètres de fibre
Dans un royaume où la rivalité entre opérateurs n’épargne guère la courtoisie, l’annonce du 23 juin 2025 a fait l’effet d’un effacement de ligne sur un vieux contentieux. L’Agence nationale de réglementation des télécommunications a donné son feu vert à la création de deux coentreprises entre Maroc Telecom et Inwi, baptisées avec un sens marketing limpide : FiberCo pour le déploiement de la fibre optique et TowerCo pour la mutualisation des pylônes. Les observateurs, longtemps nourris de procédures judiciaires et de piques publiques entre les deux groupes, ont vu se substituer à la querelle un discours d’« intérêt national ».
Cette réconciliation n’est pas née d’un simple revirement d’humeur. La pression conjuguée de la transition numérique post-pandémie, des exigences budgétaires de la 5G et des injonctions gouvernementales en matière d’inclusion territoriale ont constitué un cocktail suffisamment persuasif. Le ministre chargé de la Transition numérique salue déjà « un partenariat d’infrastructure à l’ampleur inédite sur le continent », insistant sur l’urgence de « sortir la connectivité du débat exclusivement commercial ».
L’ANRT, arbitre discret et architecte réglementaire
Si l’accord relève de la volonté des entreprises, l’ANRT en demeure le metteur en scène. L’autorité a assorti son autorisation d’une batterie d’engagements visant à préserver la concurrence, notamment l’accès non discriminatoire aux nouvelles capacités. Dans un pays où Maroc Telecom détient encore 59 % des parts de marché mobiles, la tentation d’un partage excluant Orange Maroc aurait été politiquement explosive.
Le régulateur exige que tout opérateur tiers puisse, à des conditions transparentes, louer la fibre et les tours érigées par les coentreprises. Cette clause rappelle les garde-fous imposés en Europe dans les accords d’infrastructure passifs, la Commission européenne se montrant également attentive au risque de verrouillage. De Rabat à Bruxelles, la même dialectique se répète : consolider l’investissement tout en évitant le duopole.
Logique économique : partager le béton, préserver la marge
L’enjeu financier explique pour beaucoup l’alignement des planètes. Le coût moyen de déploiement d’un kilomètre de fibre en zone périurbaine au Maroc oscille entre 10 000 et 15 000 dirhams, sans compter les charges d’entretien. En mutualisant les tranchées, les opérateurs espèrent réduire de 35 % la facture d’investissement, selon des estimations internes relayées par un dirigeant d’Inwi. La même rationalité vaut pour les tours, où la colocation d’antennes permet de lisser la dépense énergétique et de négocier collectivement l’accès foncier.
Cette optimisation libère des marges pour les services de couche supérieure – cloud souverain, contenu audiovisuel, fintech – secteurs dans lesquels les deux groupes jouent déjà des cartes différenciées. FiberCo et TowerCo deviennent ainsi les rouages d’une infrastructure « agnostique », laissant chaque maison-mère conquérir l’abonné sur la qualité des services et non plus sur le simple maillage territorial.
Enjeu géopolitique : un hub numérique maghrébin en gestation
Le partenariat prend place dans un contexte régional où le Maroc revendique le statut de porte d’entrée numérique vers l’Afrique de l’Ouest. Tanger Med se projette déjà comme point d’atterrissage des câbles sous-marins ElaLink et BlueMed, tandis que la diplomatie économique de Rabat vante la stabilité réglementaire du royaume. Pour Souad Bendin, analyste au think tank Policy Center for the New South, « l’alliance Maroc Telecom–Inwi envoie un signal de maturité au marché international des datacenters ».
L’effet d’image n’est pas à négliger : en internalisant la construction d’un réseau fibre haute performance, le Maroc se prémunit contre une dépendance accrue aux équipementiers étrangers et renforce son argumentaire de souveraineté numérique. La coopération Sud-Sud, notamment avec la Côte d’Ivoire et le Sénégal clients de la data marocaine, pourrait se trouver renforcée par une infrastructure domestique crédible.
Risques de concentration et veille concurrentielle
La critique principale porte sur la capacité de la coentreprise à fixer un tarif d’accès trop élevé pour l’ultime réseau d’accès, étranglant les fournisseurs d’accès virtuels et les opérateurs émergents. Orange Maroc, dans un communiqué prudent, « prend acte » tout en rappelant son attachement « à un environnement pro-investissement et pro-concurrence ». Les ONG de défense des consommateurs mettent, elles, en avant la nécessité d’un observatoire indépendant du prix du mégabit.
Par ailleurs, l’expérience internationale révèle que la gouvernance conjointe des tours n’efface pas les tensions sur la planification radio. En Italie, le rapprochement TIM–Vodafone dans Inwit a suscité plusieurs arbitrages. L’ANRT, forte de cette jurisprudence, exigera un reporting semestriel détaillé des déploiements pour éviter toute sélectivité territoriale.
Perspectives : vers un marché des infrastructures comme bien commun
À court terme, FiberCo prévoit de raccorder 1,2 million de foyers supplémentaires d’ici 2027, en priorité dans les régions de l’Oriental et du Souss-Massa, moins denses et jusqu’ici peu rentables. À moyen terme, TowerCo devrait céder 30 % de son capital à un investisseur institutionnel marocain, mécanisme destiné à ancrer l’opération dans l’écosystème national.
Au-delà des chiffres, l’initiative participe d’une tendance globale : l’infrastructure télécom devient un bien quasi public, opéré par des entités à capitaux mixtes et régulé comme un service essentiel. Pour le diplomate sénégalais Mamadou Kane, présent au dernier Forum africain du numérique à Rabat, « la coopération Maroc Telecom–Inwi fournit un modèle exportable, où l’État conserve la boussole stratégique sans freiner l’innovation privée ». Reste à voir si ce mariage de raison traversera sans heurts les inévitables orages technologiques et politiques.