Le marché du Borno, nouvel épicentre de la terreur
Un parfum entêtant de poisson fumé flottait encore sur le marché de Gwoza, dans l’État de Borno, lorsque la déflagration a déchiré la nuit du 20 juin. Au milieu des étals, une jeune femme dissimulant un engin explosif sous son hijab a actionné le détonateur, tuant au moins douze personnes sur le coup et blessant plusieurs dizaines d’autres, selon la police locale. À Maiduguri, capitale administrative de l’État, les hôpitaux ont rapidement déclenché le plan d’urgence, tandis que les sirènes rompaient un silence déjà percé par seize années de guerre asymétrique. L’attaque n’a pas été revendiquée, mais, dans la région, nul ne doute de la signature de Boko Haram, dont la mouvance, depuis 2009, a fait de la terreur une stratégie de gouvernance parallèle.
Boko Haram et l’essor du jihad au féminin
Longtemps cantonné à un martyrologe masculin, l’attentat-suicide s’est, au Nigéria, féminisé à partir de 2014. La première opération attribuée à une femme remonte au 8 juin de la même année, à Gombe. Depuis, la courbe statistique est implacable : plus de 300 femmes ou fillettes auraient servi de « vecteurs explosifs », d’après une compilation des données de l’ONU et du Centre africain d’études stratégiques. À Potiskum, le 22 février 2015, une enfant de sept ans décimait un centre de téléphonie mobile. Le procédé, affligeant par sa simplicité, contourne les points de contrôle : « Une silhouette féminine, souvent perçue comme non menaçante, franchit plus aisément les filtres sécuritaires », rappelle le criminologue nigérian Idris Hamzat.
La matérialité de l’engin évolue de pair avec la tactique. Des gilets traditionnels, les artificiers sont passés à des charges moulées dans des bandages ou cousues dans des voiles intégraux. Dans certains cas, signalés par Médecins Sans Frontières, la bombe est portée dans le dos à la place d’un enfant, détournant un symbole maternel pour semer la mort. Cette sophistication témoigne d’une adaptation permanente face à l’intensification des opérations militaires nigérianes appuyées par la Force multinationale mixte.
Contraintes, endoctrinement et économie de la violence
Pourquoi des femmes — parfois des fillettes analphabètes — acceptent-elles de mourir, détruisant au passage la vie d’innocents ? La question, complexe, renvoie à trois leviers : la coercition, l’endoctrinement et la promesse d’un secours matériel. D’après Human Rights Watch, plus de 5000 femmes et mineurs ont été enlevés depuis 2009 dans le nord-est. Beaucoup sont séquestrées, mariées de force ou soumises à un lavage de cerveau. Certaines, relate Aisha Garba, psychologue pour l’ONG Neem Foundation, finissent par assimiler le sacrifice à une forme de salut spirituel et social.
La misère structurelle alimente ce vivier. Le taux de pauvreté excède 70 % dans le Borno, tandis que la polygamie fragilise l’allocation des ressources au sein des foyers. Les familles, en rupture avec l’État, cèdent parfois leurs enfants à des recruteurs qui offrent logement et nourriture. « Boko Haram a su se présenter comme un pourvoyeur de sécurité sociale là où les institutions faisaient défaut », observe l’économiste Abdullahi Musa. En s’érigeant en protecteur, le groupe élargit son influence et dispose d’une réserve de combattantes interchangeables.
Résonance psychologique et stratégie médiatique
Au-delà de l’impact létal, l’usage de femmes kamikazes cible l’imaginaire collectif. Dans nombre de sociétés africaines, la figure maternelle incarne la continuité de la vie. La voir transformée en instrument de destruction produit un choc symbolique démultiplié par la viralité des réseaux sociaux. Chaque vidéo granuleuse diffusée sur WhatsApp condamne les forces de sécurité à une course contre la défiance ; lorsque les autorités effectuent des fouilles plus intrusives, elles risquent de heurter la sensibilité religieuse et de perdre le soutien communautaire indispensable au renseignement.
Le double effet — militaire et psychologique — confère à cette tactique une rentabilité stratégique que Boko Haram exploite sans complexe. Selon le Centre for Strategic and International Studies, 60 % des opérations suicides menées par le groupe entre 2015 et 2023 ont été confiées à des femmes, pour une létalité moyenne identique à celle des hommes mais un retentissement médiatique supérieur.
Coopérations régionales et pistes de résilience
Confronté à l’érosion de la confiance citoyenne, Abuja intensifie sa diplomatie sécuritaire. La Force multinationale mixte — Nigéria, Niger, Tchad, Cameroun et Bénin — a multiplié les patrouilles transfrontalières, tandis que le plan STABILISE, soutenu par l’Union africaine, vise la reconstruction économique des communes libérées. « La réponse militaire seule ne suffira pas ; il faut réhabiliter, réinsérer et offrir des perspectives », souligne le commissaire Paix et Sécurité de l’UA.
Des centres de déradicalisation pilotes, ouverts à Gombe et Maiduguri, mêlent soutien psychologique, formation professionnelle et médiation religieuse. Les résultats restent modestes, mais l’initiative illustre une prise de conscience : prévenir la prochaine kamikaze passe par la réduction de la vulnérabilité sociale. Dans cette dynamique, Brazzaville, attaché à la stabilité régionale, s’est joint aux discussions de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale pour harmoniser les normes de contrôle des explosifs et partager les renseignements, soulignant le rôle constructif que peut jouer la coopération transfrontalière.
À terme, la consolidation d’un filet socio-économique inclusif dans le bassin du lac Tchad pourrait priver Boko Haram de la main-d’œuvre féminine dont il a fait l’outil le plus cynique de sa stratégie. Il s’agit là d’un chantier de longue haleine, à la croisée de la sécurité, du développement et de la diplomatie, mais dont l’urgence ne saurait être minorée.
Perspectives d’une sortie de crise durable
L’explosion du 20 juin rappelle que chaque progrès militaire peut être mis en échec par une innovation terroriste, surtout lorsque celle-ci instrumentalise les inégalités de genre et la fragilité économique. À l’échelle régionale, la réponse passe par un continuum sécurité-développement articulé aux réalités locales. Si les femmes ont été réduites au rôle de munitions vivantes, elles sont aussi, potentiellement, les vecteurs d’une reconstruction communautaire pérenne. C’est en investissant dans leur éducation, leur autonomisation et leur protection juridique que le Nigéria et ses partenaires pourront inverser la tendance.
Le défi est immense, mais non insurmontable. Comme le résumait récemment l’ancien président nigérian Abdulsalami Abubakar, « la paix n’est pas seulement l’absence de bombes ; elle est la présence d’opportunités ». En offrant ces opportunités aux mères, aux sœurs et aux filles du Borno, la diplomatie régionale pourrait enfin couper la mèche qui embrase trop souvent les marchés du nord-est.