Un ruban tricolore à forte charge symbolique
Le 14 mai, dans les salons feutrés de la DGSN à Rabat, l’ambassadeur de France Christophe Lecourtier a épinglé sur la veste d’Abdellatif Hammouchi l’insigne d’officier de la Légion d’honneur. Geste codifié, certes, mais aux résonances multiples : Paris ne réserve généralement cette distinction qu’à des personnalités ayant contribué « au rayonnement de la France ». En décorant le directeur général de la Sûreté nationale et de la Surveillance du territoire, l’Élysée salue officiellement la coopération policière maroco-française, devenue l’un des piliers de la stratégie européenne de lutte contre le terrorisme depuis les attentats de 2015. Dans les couloirs du Quai d’Orsay, on insiste sur « la fiabilité des informations fournies par Rabat qui ont permis de déjouer plusieurs projets d’attaque en Europe ».
Cette reconnaissance intervient alors même que les relations politiques entre les deux capitales sortent à peine d’une séquence orageuse : différend sur l’octroi des visas, accusations d’espionnage via le logiciel Pegasus, refroidissement diplomatique autour du dossier du Sahara occidental. Dans ce contexte, le ruban rouge apparaît comme un instrument de dégel autant qu’un signal adressé aux autres partenaires européens : Rabat demeure un allié stratégique incontournable.
La coopération sécuritaire, charpente discrète du partenariat bilatéral
Depuis près de quinze ans, les services de Hammouchi ont acquis la réputation d’un partenaire aux méthodes expéditives mais aux résultats tangibles. Selon le ministère français de l’Intérieur, plus d’une dizaine de cellules djihadistes visant l’Hexagone auraient été neutralisées grâce à des renseignements fournis par la DGST. L’échange d’expertise couvre aussi la lutte contre les trafics de stupéfiants, la cybercriminalité et la sécurisation des grands événements sportifs. La signature concomitante d’un plan d’action conjoint par Louis Laugier, directeur général de la Police nationale française, institutionnalise cette interconnexion à travers des formations croisées, des plateformes d’analyse communes et des officiers de liaison installés de part et d’autre de la Méditerranée.
La France n’est d’ailleurs pas la seule à tresser des lauriers à Rabat. Washington a déjà décoré Hammouchi pour son « professionnalisme » en 2016, Madrid loue régulièrement le rôle de la DGST dans la sécurisation de l’enclave de Ceuta. L’homme, discret, parle peu à la presse mais cultive un réseau dense de correspondants occidentaux qui vantent sa capacité à « produire du renseignement actionnable ».
Controverses et équilibres juridiques
Le choix de Paris ne fait toutefois pas l’unanimité. Des ONG, à l’image d’Amnesty International, rappellent que le nom d’Hammouchi apparaît dans plusieurs plaintes pour « torture » déposées en France depuis 2014. Si l’enquête préliminaire ouverte par le parquet de Paris n’a jamais prospéré, la question reste sensible pour une diplomatie française soucieuse de concilier impératifs sécuritaires et défense des droits humains. Les autorités marocaines rejettent ces accusations, affirmant que les procédures internes en matière de détention sont « alignées sur les standards internationaux ».
Sur le plan juridique, la remise d’une décoration ne confère aucune immunité spécifique mais conforte l’argumentaire de ceux qui, à Rabat, dénoncent des poursuites « politisées ». Pour Paris, il s’agit surtout de signifier que la realpolitik, en matière sécuritaire, prime sur les contentieux judiciaires. « Nous savons faire la part des choses », confie un conseiller du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, soulignant que la coopération antiterroriste « sauve des vies sur le territoire français ».
Sous-texte géopolitique : l’Afrique du Nord au cœur des priorités françaises
Au-delà du bilatéral, la cérémonie de Rabat envoie un message à l’Algérie et à la Mauritanie : la France entend préserver ses canaux privilégiés avec le royaume, considéré comme un hub de stabilité et de modération dans une région travaillée par les recompositions jihadistes au Sahel. Les analystes voient également dans ce geste l’anticipation du calendrier 2024-2026 marqué par la Coupe d’Afrique des nations au Maroc et les Jeux olympiques de Paris, deux événements nécessitant un dispositif de sécurité transnational.
À Bruxelles, certains diplomates perçoivent cette décoration comme une incitation à renforcer le partenariat euro-méditerranéen, alors que le Parlement européen a plusieurs fois critiqué la situation des libertés publiques au Maroc. Le gouvernement français plaide pour une approche « intégrée » : soutien politique sur les dossiers stratégiques, pression sélective sur les enjeux de gouvernance, et coopération technique renforcée sur le front sécuritaire.
Vers une normalisation ou un marchandage redoublé ?
Reste à mesurer la portée réelle de ce geste. Les chancelleries s’accordent à dire que la phase de brouille diplomatique n’est pas totalement résolue : la question consulaire demeure sensible et la visite d’État du président Macron à Rabat, plusieurs fois annoncée, n’a toujours pas trouvé de créneau. Dans l’entourage royal, on souligne que la reconnaissance de la marocanité du Sahara demeure la boussole suprême des relations extérieures. Paris, plus prudent que Washington ou Madrid, temporise. La Légion d’honneur offerte à Hammouchi compense-t-elle ce retard ? « C’est un pas, pas un gage », glisse un diplomate marocain.
Sur le terrain opérationnel, les forces de sécurité des deux pays poursuivent néanmoins leurs exercices conjoints. Les autorités françaises espèrent que ce climat de confiance permettra d’accélérer les expulsions de ressortissants fichés S vers le Maroc, dossier longtemps bloqué. Rabat, de son côté, mise sur un soutien français accru dans les enceintes européennes et onusiennes. L’échange de bons procédés sécuritaires nourrit ainsi une forme de marchandage, classique mais assumée, qui s’inscrit dans le temps long de la diplomatie méditerranéenne.
Au-delà de la médaille, les impératifs d’un partenariat exigeant
La remise de la Légion d’honneur à Abdellatif Hammouchi entérine officiellement un fait connu des professionnels du renseignement : la frontière sud de l’Europe commence aux postes frontières marocains. En érigeant ce partenariat en modèle, Paris s’engage toutefois à un exercice d’équilibriste permanent entre efficacité policière, respect du droit et gestion des perceptions publiques. Les débats qui ont suivi la cérémonie rappellent que la diplomatie de la sécurité ne peut se dissocier des questions de gouvernance.
À court terme, la feuille de route signée à Rabat devrait se traduire par des équipes mixtes dédiées au suivi des combattants étrangers revenus de Syrie, mais aussi par un partage de technologies de reconnaissance faciale. À plus long terme, la consolidation de ce lien passera sans doute par une clarification des dossiers politiques pendants. L’histoire récente montre qu’une décoration peut réchauffer l’atmosphère, elle ne suffit jamais à la pacifier durablement.