Des technocrates sur l’avant-scène africaine
Alors que la polarisation géopolitique mondiale fait peser sur l’Afrique un faisceau d’injonctions contradictoires – mobilisation des capitaux pour la transition énergétique, sécurisation des routes maritimes, relance post-Covid –, trois profils jusqu’ici cantonnés aux coulisses se retrouvent propulsés dans un rôle cardinal. Sechaba Thole, promu directeur financier de la South African National Ports Company (SANPC), Patrick Mbelle, cerveau du nouveau corridor bleu à Nairobi, et Meinna Gwet, directrice des financements structurés d’Ecobank Cameroun, incarnent cette génération d’experts qui substitue le savoir-faire technocratique aux vieilles loyautés partisanes. Leur emergence participe d’une tendance observée tant à Addis-Abeba qu’à Abidjan : la montée en puissance d’un corps d’ingénieurs financiers capables de converser aussi bien avec les banquiers de Londres qu’avec les bailleurs du Golfe.
Sechaba Thole et la recomposition budgétaire sud-africaine
Âgé de quarante-trois ans, formé entre l’université de Pretoria et la London School of Economics, Sechaba Thole émerge au moment où la SANPC – appelée à redevenir la clef de voûte logistique du Southern African Development Community – doit rationaliser une dette héritée des années Jacob Zuma. L’ancien magistrat du Treasury sud-africain obtient en avril la mission de renégocier 1,6 milliard de dollars d’obligations arrivant à échéance d’ici à 2026. Son credo, glissé à la presse locale, tient en une formule : « Pas de redressement portuaire sans discipline fiscale ». Le mot importe, tant Pretoria subit la pression conjuguée des agences de notation et des syndicats portuaires inquiets d’une privatisation rampante. Thole, réputé proche de l’actuel ministre des finances Enoch Godongwana, a d’ores et déjà convaincu la Banque africaine de développement de garantir 300 millions de dollars de green bonds pour l’électrification des quais de Durban. Des négociations sont par ailleurs ouvertes avec la China Development Bank pour un prêt relais, signe que la diplomatie financière reste une danse à plusieurs tempos.
Patrick Mbelle, vigie kenyane de la route maritime
Le Kenya, placé dans la ligne de mire du programme indopacifique américain, sait l’importance stratégique de son façonnement maritime. Patrick Mbelle, quarante-cinq ans, diplômé de Southampton et ancien officier de la Kenya Navy, orchestre depuis Mombasa la mise en œuvre du « Blue Economy Strategic Plan », pivoté autour du cabotage régional et d’une plateforme de maintenance navale voulue compétitive face à Djibouti. C’est lui qui, en février, a obtenu le soutien technique de Singapour pour la numérisation du guichet unique portuaire. Le président William Ruto, soucieux de multiplier les symboles d’efficacité, lui a accordé une latitude rarement octroyée à un civil dans la hiérarchie sécuritaire. Mbelle négocie avec l’Agence européenne de sécurité maritime pour former 200 inspecteurs kenyans d’ici fin 2024, ce qui réduirait les coûts d’assurance des armateurs de 12 % selon une étude interne du ministère des transports. Cette diplomatie portuaire, qui s’inscrit dans la compétition accrue pour le contrôle de la mer Rouge élargie, confère à Mbelle un rôle d’interface entre intérêts occidentaux, ambitions émiraties et exigences chinoises.
Meinna Gwet, passerelle camerounaise des marchés de capitaux
Dans le golfe de Guinée, le nom de Meinna Gwet reste méconnu du grand public, mais pas des desks d’investissement. À trente-huit ans, cette ingénieure polytechnicienne, passée par BNP Paribas, pilote chez Ecobank Cameroun une ligne de financements structurés de 1,2 milliard de dollars destinée aux infrastructures de la Cemac. Son pari repose sur la titrisation partielle des flux pétroliers de la Sonara, un mécanisme qui a reçu l’aval prudent du FMI en mars. « Nous voulons faire émerger un marché de capitaux régional qui ne soit pas qu’un réceptacle de dettes souveraines », confiait-elle récemment lors du Forum économique de Douala. Sa marge de manœuvre s’élargit depuis la création à Yaoundé d’une plateforme de clearing régional, soutenue par la Banque des États de l’Afrique centrale. Dans un contexte où les capitaux internationaux se font plus chers, la capacité de Gwet à susciter la confiance des investisseurs institutionnels européens et asiatiques en structurant un produit noté investment grade pourrait accélérer le désenclavement financier d’Afrique centrale.
Vers une diplomatie des compétences
Au-delà de leurs biographies singulières, Thole, Mbelle et Gwet illustrent un repositionnement silencieux des États africains : l’alignement progressif de la diplomatie économique sur la compétence technique. Cette tendance, perceptible dans la réforme fiscale du Rwanda ou l’offensive numérique du Ghana, correspond à une exigence nouvelle des bailleurs et des investisseurs privés, désireux de traiter avec des interlocuteurs capables de vulgariser le risk management et le compliance. La montée en puissance de ces profils bouscule cependant des hiérarchies politiques encore structurées autour du clientélisme. À Pretoria, des factions de l’ANC perçoivent la rigueur de Thole comme un verrou à la redistribution. À Nairobi, l’influence de Mbelle crispe une partie de l’élite terrestre, jalouse de ses rentes logistiques. À Yaoundé, la technicité de Gwet interroge les gardiens d’un système bancaire historiquement orienté vers le financement de l’État. Reste que la conjoncture – taux d’intérêt volatils, urgences climatiques, fragmentation des chaînes d’approvisionnement – confère à ces technocrates un rôle de courroie de transmission entre le politique et le marché. Leur capacité à maintenir cette posture d’équilibre déterminera, pour une part, la crédibilité financière de leurs pays respectifs au cours de la décennie.