Le Caire redessine son paysage gazier
En annonçant l’arrivée d’un troisième navire de regazéification – ou FSRU – le gouvernement égyptien poursuit une mue énergétique amorcée depuis presque une décennie. Selon le Premier ministre Mostafa Madbouly, l’appareil logé au port d’Aïn Sokhna fera passer, dès juillet 2025, la capacité d’importation de 1 000 à 2 250 millions de pieds cubes par jour. L’objectif officiel est limpide : garantir la continuité de l’alimentation électrique à l’approche des étés caniculaires et éviter les coupures qui alimentent le mécontentement populaire (Ministère du Pétrole égyptien).
Un pari dicté par la géopolitique du GNL
Si l’Égypte fut brièvement exportatrice net de GNL vers 2019, la hausse démographique, les vagues de chaleur et la baisse des flux en provenance de Zohr ont inversé la tendance. La compétition sur le marché spot, exacerbée par la guerre en Ukraine, a hissé les prix asiatiques à des niveaux que Le Caire ne peut ignorer. En sécurisant un volume accru via des contrats à moyen terme, la diplomatie énergétique égyptienne se protège d’un marché spot volatile, tout en préservant son image de hub gazier potentiel de Méditerranée orientale.
La décision intervient aussi alors que l’Europe multiplie les engagements auprès du Qatar, des États-Unis et du Nigeria. En préemptant de la capacité de liquéfaction au large, Le Caire entend rester un partenaire incontournable de l’Union européenne soucieuse de diversifier ses approvisionnements, notamment sur l’axe Alexandrie-Athènes. Pour un diplomate européen en poste dans la capitale égyptienne, « le nouveau FSRU agit comme un gilet de sauvetage énergétique, mais c’est aussi une carte géopolitique que l’Égypte brandit dans ses négociations multilatérales ».
Implications pour le marché intérieur et l’industrie
Les projections officielles tablent sur un gain d’environ 4 000 MW de capacité de production électrique dans le réseau national une fois le terminal pleinement opérationnel. Pour l’industrie lourde, qui représente près de 36 % de la consommation gazière du pays, la promesse d’un approvisionnement stable lève une part des incertitudes qui freinaient les investissements. Le ciment, la pétrochimie et l’engrais, tous grands consommateurs, devraient bénéficier de contrats indexés sur le JKM plutôt que sur le TTF européen, un mécanisme jugé plus prévisible par la Fédération des industries égyptiennes.
Néanmoins, les associations de consommateurs s’interrogent sur le coût budgétaire d’un tel dispositif. L’État subventionne déjà le kilowatt-heure pour les ménages à hauteur de 1,4 % du PIB. Selon le cabinet londonien Wood Mackenzie, chaque dollar de hausse du million de BTU se traduit par 80 millions de dollars de charges additionnelles sur les finances publiques égyptiennes. Le ministère du Pétrole assure que l’optimisation du mix – charbon, solaire, nucléaire et gaz – permettra d’absorber ces fluctuations sans dégrader la trajectoire d’endettement, mais les marchés demeurent prudents.
Effets d’entraînement régionaux
L’initiative du Caire ne se déroule pas en vase clos : Israël, Chypre et même la Turquie suivent avec attention l’évolution du dispositif. En adossant son nouveau FSRU à la zone économique spéciale du canal de Suez, l’Égypte renforce son statut de plaque tournante entre Méditerranée et mer Rouge. Le ministre israélien de l’Énergie a salué « un atout supplémentaire pour la fluidité de notre coopération », signe que les exportations de champs israéliens vers les terminaux égyptiens – avant revente partielle à l’Europe – resteront stratégiques (Haaretz).
À l’ouest, la Libye observe un manque d’infrastructures similaires et multiplie les discussions avec l’Algérie pour profiter de l’expérience égyptienne. De son côté, la Grèce anticipe un accroissement du trafic au Pirée, étape naturelle pour les cargaisons à destination des Balkans. En filigrane, c’est la gouvernance énergétique méditerranéenne qui se recompose, avec un Caire désireux de peser davantage dans l’Organisation des producteurs de gaz de la Méditerranée orientale.
Défis techniques et financiers à court terme
Techniquement, l’amarrage d’un FSRU supplémentaire exige l’extension de la jetée d’Aïn Sokhna, l’installation de postes de chargement haute pression et la modernisation des canalisations reliant le Golfe de Suez au réseau national. L’ingénieriste italien Saipem a remporté l’appel d’offres EPC, tandis que la Banque africaine de développement se dit prête à cofinancer jusqu’à 300 millions de dollars selon des critères ESG stricts.
Reste la question du pricing : le transport maritime subit encore la congestion de la mer Rouge à cause des tensions sécuritaires autour du détroit de Bab el-Mandeb. Les primes d’assurance ont bondi de 15 % au premier trimestre 2024, alourdissant la facture globale. Selon un banquier du Caire, « il faudra un prix moyen du Brent au-delà de 75 dollars pour que la subvention gazière reste soutenable ». En d’autres termes, la réussite du projet tient autant à la géopolitique internationale qu’aux équations budgétaires locales.
Vers une feuille de route énergétique plus résiliente
À terme, le gouvernement entend présenter un plan décennal réduisant la part du gaz dans la production électrique de 60 % à 45 % grâce à l’éolien du Golfe de Suez, au solaire d’Assouan et à la mise en service de la centrale nucléaire d’El-Dabaa. Le troisième FSRU s’inscrit donc comme un pont « vers une structure plus diversifiée, non un modèle durable », selon la vice-ministre de l’Énergie Sabah Mashaly.
Pour les diplomates européens, la prise de risque égyptienne peut être perçue comme un test. Le succès ou l’échec de cette opération influencera non seulement la stabilité macroéconomique du pays, mais aussi la crédibilité de l’axe de coopération euro-méditerranéen post-crise ukrainienne. D’ici là, la coque blanche du nouveau FSRU, visible depuis la rive ouest du canal, demeure le symbole flottant d’une Égypte en quête d’oxygène énergétique.