Un emballement numérique aux allures de crise alimentaire
À la faveur d’un hashtag évocateur, #EABLExit, une série de visuels et d’articles apocryphes a envahi les réseaux sociaux kenyans au début du mois de juin 2025. Dans la foulée, diverses plateformes partageaient, souvent sans vérification, l’idée qu’East African Breweries Limited – icône centenaire de l’économie d’Afrique de l’Est – mettait la clé sous la porte à la suite de cas d’empoisonnement au méthanol. La dramaturgie n’a pas tardé : bilans sanitaires alarmants, perquisitions spectaculaires, citation d’experts autoproclamés. La toile s’est rapidement enflammée, dopée par une mise en scène mimant le graphisme de grands médias locaux, Citizen TV et Daily Nation en tête.
Le récit toxique des faux visuels sur la « vodka mortelle »
L’un des montages les plus partagés arborait le logo de Citizen TV et affirmait sans nuance : « East African Breweries Limited ferme après 102 ans d’activité, les Kenyans préférant désormais les contrefaçons de Kariobangi. » Un autre pastiche, inspiré du site du Daily Nation, évoquait un décès et neuf hospitalisations imputés à un lot de Chrome Vodka soi-disant produit par EABL. Le principe est classique : greffer des données inventées sur un fond de vraisemblance – ici une véritable saisie de 1 000 litres d’éthanol industriel dans le district de Kahawa Sukari – afin de conférer à la fiction une aura de véracité.
La méthode de vérification : croisement des sources et traçabilité
Un simple recoupement révèle les failles du récit. Ni EABL ni sa maison mère Diageo n’ont publié le moindre communiqué évoquant une cessation d’activité au Kenya. Interrogé, le service de communication du groupe confirme : « Aucune fermeture n’est envisagée et notre chaîne logistique reste pleinement opérationnelle. » De son côté, Citizen TV déclare que « les visuels circulant sous notre marque sont fabriqués de toutes pièces », tandis que Daily Nation rappelle que l’article authentique, daté du 11 juillet 2021, n’évoquait pas EABL mais une affaire isolée de breuvage illicite dans la région de Nyahururu. Enfin, la police nationale indique qu’aucun rapport ne relie la saisie d’éthanol industriel à des produits estampillés EABL, encore moins à des hospitalisations.
Conséquences réputationnelles et prisme économique régional
Dans un environnement où la confiance des investisseurs repose sur la stabilité de l’information, la propagation d’une telle rumeur peut s’avérer plus corrosive que la concurrence elle-même. Selon un analyste de la Nairobi Securities Exchange cité sous couvert d’anonymat, « l’impact immédiat s’est traduit par une volatilité inhabituelle du titre EABL, avant un rebond rapide dès que les rectificatifs ont circulé. » La Banque centrale du Kenya observe toutefois que de telles crises de réputation, même temporaires, peuvent renchérir le coût de la dette pour les sociétés visées, le marché monétisant le risque perçu. À l’échelle sous-régionale, où les chaînes de valeur agro-alimentaires sont de plus en plus intégrées, la diffusion de fausses alertes sanitaires met aussi à l’épreuve la cohérence des politiques publiques en matière de contrôle qualité.
Le terreau de la désinformation : précarité et fascination pour le sensationnel
Le quartier de Kariobangi, cité dans la rumeur, est régulièrement associé à la fabrication clandestine d’alcool bon marché. Les trafiquants y exploitent la vulnérabilité des publics populaires, nourrissant la perception qu’un producteur de boissons premium serait fatalement tenté par des coupes budgétaires dangereuses. Or la réalité technico-réglementaire s’avère plus nuancée. Depuis 2010, EABL respecte les normes ISO 22000 et investit, d’après ses rapports annuels, plus de 4 % de son chiffre d’affaires dans la conformité sanitaire. Mais la dynamique des réseaux sociaux privilégie l’émotion : un visuel percutant, un titre choc, et l’algorithme amplifie le tout, sans égard pour la véracité.
Entre vigilance médiatique et diplomatie économique
Le gouvernement kenyan, par la voix du Cabinet Secretary chargé de l’Industrie, a rappelé « la tolérance zéro vis-à-vis des contenus mensongers susceptibles de nuire au climat des affaires ». De son côté, l’Union africaine réaffirme l’importance de mécanismes de fact-checking indépendants pour préserver l’intégrité des marchés. Dans un contexte continental marqué par des initiatives de souveraineté numérique, l’affaire #EABLExit s’apparente à un stress-test grandeur nature : elle démontre combien la concurrence se joue désormais aussi sur le terrain de la donnée et de la perception. À l’évidence, l’épisode renforce la nécessité pour les opérateurs privés de déployer une veille proactive et pour les régulateurs de calibrer une réponse proportionnée, respectueuse de la liberté d’expression mais ferme face aux manipulations.
Une rumeur révélatrice de défis plus vastes
Au terme de cette analyse, l’on constate que la fermeture fantasmée d’EABL n’est que la partie émergée d’un iceberg informationnel. À l’heure où la transition numérique bouleverse les modes de consommation médiatique, les États et les entreprises doivent conjuguer transparence, rapidité et pédagogie pour immuniser l’opinion publique contre les intox. Le cas kenyan montre que, si la vérité finit par s’imposer, la bataille de la narration se joue souvent dans les toutes premières heures ; celles où la viralité crée sa propre logique. L’enjeu, désormais, est de transformer ces crises en opportunités pour renforcer les protocoles de contrôle, réaffirmer l’exigence de qualité et consolider la confiance, pierre angulaire de toute croissance durable.