Une formation d’ingénieure forgée dans le désert et les conventions pétrolières
Au tournant des années 2000, Indira Moudi foulait encore les pistes sablonneuses du bassin de l’Aïr, brassard de terrain de la compagnie nationale nigérienne des hydrocarbures. Diplômée de l’École polytechnique de Niamey, puis d’un programme de management énergétique à Houston, elle se construit, en deux décennies, une réputation d’experte de terrain, capable de négocier aussi bien des concessions off-shore au Golfe du Mexique que la mise en conformité environnementale d’un puits proche d’Agadem. «Nous apprenions à parler le langage des API Standards et celui, plus implicite, des communautés riveraines», se souvient-elle. Cette double compétence technique et sociale deviendra sa marque de fabrique.
Mais les marchés pétroliers se contractent, la pression climatique s’intensifie et la jeune cadre pressent la nécessité de diversifier son horizon. Influencée par les travaux de la Banque africaine de développement sur l’économie circulaire, elle s’interroge sur la logique de dépendance aux rentes extractives. Son intuition la pousse vers un secteur tout aussi vital mais moins volatil : l’alimentation.
Plonger dans l’agroalimentaire nord-américain : un pari à contre-courant
En 2017, Mme Moudi rachète, avec un consortium d’investisseurs canado-sahéliens, la société Viandes Lafrance, doyenne de l’abattage halal en Mauricie. L’opération surprend : pourquoi une ingénieure des hydrocarbures, étrangère au terroir québécois, miserait-elle sur un abattoir régional ? «Dans l’énergie comme dans l’agro, la chaîne de valeur repose sur la maîtrise du risque et de la logistique ; seuls les flux changent», répond-elle avec flegme.
Les chiffres valident rapidement la démarche. En cinq ans, la capacité d’abattage passe de 1 200 à 2 100 têtes par semaine, tandis que le chiffre d’affaires bondit de 38 %. Plus significatif encore, l’entreprise obtient la certification carbone neutre grâce à un plan d’efficacité énergétique inspiré des protocoles ISO 50001, révélant le pont méthodologique entre raffineries et chambres froides.
Concilier éthique halal, traçabilité et exigence environnementale
Au-delà de la performance économique, la direction Moudi se distingue par son insistance sur l’intégrité de la chaîne d’approvisionnement. Chaque carcasse est tracée depuis la ferme partenaire jusqu’au colisage final via une plateforme blockchain développée avec une start-up de Montréal. La conformité halal est validée par le Conseil canadien des imams, tandis que la dimension bien-être animal fait l’objet d’audits trimestriels menés par l’Université de Guelph.
Ce souci de cohérence répond à une demande sociétale croissante, mais révèle aussi une lecture géopolitique fine. En renforçant le label halal durable, l’entreprise se positionne sur un marché mondial estimé à 1 900 milliards USD, dominé par l’Asie du Sud-Est et le Golfe. «L’intégrité doit être la pierre angulaire de toute activité professionnelle. C’est un engagement que la jeunesse doit pleinement embrasser», martèle Indira Moudi, rappelant que la fiabilité des standards ouvre des corridors commerciaux là où la simple compétitivité prix échoue.
La diplomatie de la protéine : enjeux géopolitiques d’un abattoir québécois
À première vue, Viandes Lafrance n’est qu’une PME régionale. Pourtant, les flux qu’elle génère tissent un réseau d’interdépendance entre éleveurs albertains, importateurs maghrébins et autorités sanitaires européennes. Ottawa voit dans cette filière un instrument de soft power, capable de projeter une image de qualité et de pluralisme religieux. À Niamey, le ministère de l’Agriculture scrute de près ce modèle susceptible de relancer, via des joint-ventures, la valorisation locale du cheptel nigérien.
Des sources à la CEDEAO indiquent que des discussions exploratoires portent sur la mise en place d’un corridor logistique qui relierait, par fret aérien réfrigéré, Niamey à Montréal, puis au marché américain. «C’est l’exemple type d’une diplomatie de la protéine, où la sécurité alimentaire devient vecteur d’influence», analyse Dr Aïssa Mamadou, spécialiste des chaînes de valeur transsahariennes.
Transmission d’un capital immatériel : intégrité et mentorat pour la jeunesse
Convaincue que la durabilité repose d’abord sur le capital humain, Indira Moudi consacre 5 % du résultat net à un programme de bourses destiné aux étudiantes nigériennes inscrites en génie agroalimentaire. Chaque année, une cohorte est accueillie à Trois-Rivières pour un stage immersif. «Je veux que ces jeunes voient des machines à commande numérique, mais aussi la rigueur d’un audit», précise-t-elle.
Le Conseil des jeunes entrepreneurs du Niger constate déjà un impact : 14 % des lauréates ont lancé des micro-unités de transformation laitière dans la région de Tahoua. L’effet d’entraînement répond aux objectifs de la Zone de libre-échange continentale africaine, où la montée en gamme des filières animales est considérée comme un levier de stabilité.
Vers un corridor Sahel–Amérique du Nord : perspectives stratégiques
À l’heure où la pandémie a révélé la fragilité des chaînes longues, le modèle hybride d’Indira Moudi offre un laboratoire grandeur nature. Il matérialise la convergence des objectifs de l’Accord de Paris, du Programme alimentaire mondial et de l’Agenda 2063 de l’Union africaine. En cultivant des passerelles industrielles entre les deux rives de l’Atlantique, la dirigeante conforte l’idée qu’une diaspora qualifiée peut jouer le rôle de courtier d’intérêts mutuels.
Reste la question du financement. Les discussions avec la Société financière internationale portent sur un mécanisme de garanties vertes pour étendre l’abattage certifié bas carbone au Sahel. Si elles aboutissent, elles pourraient consacrer Indira Moudi comme figure centrale d’une diplomatie climatique centrée sur la viande rouge, un domaine souvent négligé des négociations multilatérales.
Qu’elle converse avec un ministre canadien ou échange en haoussa avec un éleveur du Manga, la dirigeante rappelle inlassablement le leitmotiv qui traverse son itinéraire : seule l’intégrité crée la confiance, et seule la confiance construit la résilience. Une maxime que la génération montante, au Niger comme ailleurs, semble désormais prête à faire sienne.