La mer Rouge, nouveau carrefour des rivalités moyen-orientales
Depuis le détroit d’Ormuz jusqu’aux confins du Bab el-Mandeb, la dynamique de confrontation entre l’Iran et Israël se déplace désormais vers la mer Rouge, couloir stratégique par où transitent 10 % du commerce maritime mondial. Les analystes notent que ce théâtre recoupe la géographie immédiate de la Somalie, du Soudan et de l’Érythrée, États déjà éprouvés par des crises humanitaires ou militaires. Hendrik Maihack, du Friedrich Ebert Foundation, observe que « la superposition de conflits locaux et d’agendas extra-régionaux crée une zone de friction inédite qui menace d’exporter vers la Corne d’Afrique des logiques guerrières initialement confinées au Moyen-Orient ». La présence navale accrue de puissances extérieures, de Washington à Pékin, complique encore la lisibilité des alliances.
Sahel : vulnérabilités endémiques face aux chocs exogènes
Plus à l’ouest, le Sahel fait figure de baromètre sécuritaire continental. Loin de disposer d’un “plan Afrique” structuré, Téhéran et Tel-Aviv y jouent pourtant, à distance, des partitions distinctes : fourniture d’armements opportunistes pour l’un, coopération sécuritaire discrète pour l’autre. Les insurrections sahéliennes – qu’elles soient affiliées à al-Qaïda ou à l’État islamique – possèdent déjà des chaînes logistiques poreuses. Le renforcement supposé des capacités des Houthis, alliés de l’Iran, pourrait multiplier les flux d’armes légères à travers le Golfe d’Aden, avant de remonter le couloir soudanais jusque dans le Niger ou le Mali. Romane Dideberg, de Chatham House, rappelle cependant que « la principale variable demeure la gouvernance locale ; les chocs externes n’agissent qu’en révélateurs d’un mal-développement chronique ».
Des puissances africaines soucieuses d’un non-alignement pragmatique
Face à la cristallisation moyen-orientale, la majorité des chancelleries africaines s’en tiennent à une réserve calculée. Ni sanctions, ni ruptures diplomatiques majeures ne sont à ce stade envisagées. Les capitales du continent privilégient le droit international et la protection des voies de commerce plutôt que l’alignement idéologique. Dans les couloirs de l’Union africaine, certains diplomates mettent en avant la tradition de neutralité constructive, héritage des conférences de Bandung et de l’OUA, tout en appelant à une vigilance accrue sur les flux financiers obscurs alimentant les groupes armés. Il s’agit, selon un conseiller d’Addis-Abeba, de « parler d’une seule voix pour éviter que l’Afrique ne redevienne le terrain de jeux des stratégies par procuration ».
Cette posture prudente se nourrit également d’un réalisme économique : Israël, malgré un maillage diplomatique limité, demeure un pourvoyeur de technologies agricoles et médicales prisées. L’Iran, de son côté, entretient des relations commerciales modestes, mais non négligeables, avec plusieurs pays du Golfe de Guinée, notamment dans le secteur pétrolier aval. Ainsi, prendre parti reviendrait à hypothéquer des partenariats encore balbutiants à l’heure où les États cherchent à diversifier leurs alliances.
Routes maritimes perturbées et facture énergétique sous tension
La première matérialisation tangible des frictions Iran-Israël pourrait être logistique. Une recrudescence d’attaques de drones ou d’arraisonnements dans la mer Rouge renchérirait immédiatement les assurances maritimes, faisant grimper les coûts à l’importation de bien des capitales subsahariennes enclavées. Benjamin Augé, de l’Institut français des relations internationales, estime que « le prix du litre à la pompe pourrait gagner quelques dizaines de Francs CFA, impactant les chaînes de valeurs locales déjà fragilisées par la pandémie et les conflits internes ».
À cela s’ajoute la volatilité du baril : chaque épisode de tension perçue entre Téhéran et Tel-Aviv se traduit par une flambée spéculative, alimentant l’inflation sur les marchés alimentaires africains. Pour des populations qui consacrent parfois 60 % de leur revenu à l’alimentation, l’équation devient rapidement sociale, voire politique, comme le rappelle la vague de protestations observée lors du choc pétrolier de 2022.
Réseaux jihadistes transnationaux : entre opportunisme et réorganisation
Sur le terrain sécuritaire, l’hypothèse la plus redoutée reste celle d’une synergie entre Houthistes, al-Shabab et groupes sahéliens. Si, jusqu’ici, les preuves matérielles d’un axe opérationnel solide sont fragmentaires, plusieurs saisies d’armes iraniennes présumées au Soudan suggèrent une perméabilité croissante des frontières. Les services de renseignement de la région redoutent que la rhétorique anti-israélienne serve de catalyseur idéologique, facilitant le recrutement de jeunes désillusionnés dans les périphéries urbaines. Les forces armées africaines, déjà sollicitées sur de multiples fronts, risquent d’être confrontées à une militarisation qualitative de groupes jadis cantonnés à la guérilla asymétrique.
Diplomatie d’atténuation : entre initiatives régionales et arbitrage multilatéral
Conscientes des retombées potentielles, les organisations régionales africaines multiplient les consultations. L’Autorité intergouvernementale pour le développement prépare un tableau de bord des risques maritimes en mer Rouge, tandis que la Cédéao examine la mise en place d’une cellule d’alerte précoce dédiée aux transferts d’armes. À New York, plusieurs États africains, soutenus par des membres permanents du Conseil de sécurité, plaident pour un mécanisme de vérification renforcé des cargaisons suspectes. Cette diplomatie de précaution témoigne d’une maturité stratégique croissante, loin des schémas de dépendance du passé.
À l’issue de ses récents entretiens avec des homologues moyen-orientaux, un diplomate d’Afrique centrale confiait que « l’objectif n’est pas de moraliser la rivalité Iran-Israël, mais de préserver nos propres équilibres ; la neutralité active est notre meilleure garantie de stabilité ». En filigrane, c’est un plaidoyer pour une architecture de sécurité africaine autonome qui se dessine, capable d’absorber les chocs sans se laisser instrumentaliser.
Perspectives et marges de manœuvre africaines
Si la crise au Moyen-Orient ne devrait pas – à court terme – bouleverser l’équilibre interne du continent, elle agit comme un stress-test grandeur nature pour des États confrontés à la hausse des matières premières, à l’externalisation de conflits et à la compétition des puissances. Les gouvernements devront renforcer la résilience économique, diversifier les sources d’énergie et consolider les services de renseignement. Faute de quoi, les secousses d’aujourd’hui pourraient se muer, demain, en failles systémiques. Dans cette équation, la coopération Sud-Sud, incluant les pays du Golfe de Guinée aux trajectoires économiques robustes, peut jouer un rôle clé en amortissant le choc et en offrant des relais diplomatiques crédibles.
L’Afrique n’est pas un simple réceptacle passif des conflits exogènes ; elle dispose de leviers – forums régionaux, mediations discrètes, poids démographique – pour façonner la désescalade. Encore faut-il que ces outils soient mobilisés de façon cohérente. La rivalité Iran-Israël rappelle en creux que la sécurité du continent sera d’autant mieux assurée qu’elle s’adossera à une vision unifiée, transcendant les sensibilités nationales, et à une gouvernance inclusive capable d’anticiper plutôt que de subir.