Un déploiement discret qui révèle une stratégie
Dans la nuit moite de Mogadiscio, seuls quelques phares balisent la piste de l’aéroport Aden-Adde. C’est dans cette semi-obscurité qu’un avion affrété par le ministère qatari de la Défense a déposé, fin avril, plus de trois cents militaires somaliens fraîchement brevetés par les instructeurs de Doha. « Aucune fanfare, mais un message clair : le Qatar est désormais un partenaire sécuritaire de premier plan », confie un diplomate européen en poste dans la capitale somalienne. L’opération, tenue loin des caméras, complète l’accord de coopération défense signé en décembre 2022 entre l’émirat et le gouvernement du président Hassan Sheikh Mohamoud.
Doha, nouveau pilier logistique de l’armée somalienne
Au-delà de la formation des troupes, l’arrangement prévoit la fourniture d’armes légères, d’équipements de vision nocturne et l’accès à la base d’Al-Udeid pour des stages avancés. Selon le ministère somalien de la Défense, le détachement devra épauler la force Danab, unité d’élite appuyée par les États-Unis, dans les opérations contre Al-Shabab dans le Middle Shabelle. Ce renforcement intervient alors que l’Union africaine amorce la réduction de l’ATMIS, mission qui sécurise encore les principaux axes du pays. Doha s’offre ainsi un rôle pivot au moment où les bailleurs traditionnels rationalisent leurs engagements.
Rivalités du Golfe : le spectre d’une concurrence Émirats-Qatar
Depuis la reprise des relations diplomatiques entre Doha et Abou Dhabi en 2021, la rivalité demeure feutrée, mais persiste dans les théâtres périphériques. Les Émirats arabes unis dotent déjà Mogadiscio d’un contingent formé à Abu Dhabi et équipent les garde-côtes du Somaliland, enclave qu’ils considèrent comme un hub logistique vers leur port de Doraleh à Djibouti. En investissant l’armée régulière somalienne, Doha entend contrebalancer cette présence. Un conseiller de la Ligue arabe note que « la Corne de l’Afrique reste l’un des rares espaces où le soft power financier peut encore se monnayer contre des concessions portuaires et des accès aux zones franches ».
Une profondeur stratégique vers la mer Rouge et l’océan Indien
Contrôler, ou à tout le moins sécuriser, la façade somalienne, c’est protéger le détroit de Bab el-Mandeb, par où transitent 10 % du commerce mondial. Pour Doha, qui cherche à diversifier ses investissements hors hydrocarbures, la stabilité des routes maritimes reliant Ras Laffan à l’Europe et à l’Asie est vitale. L’émirat n’a pas la profondeur démographique pour projeter durablement des forces navales, mais le maillage d’accords bilatéraux lui permet de disposer de relais terrestres pour une diplomatie d’influence. La Somalie représente ainsi une étape dans une chaîne qui s’étend du Port-Sudan soudanais jusqu’aux installations portuaires gérées par QTerminals à Antalya.
Réactions prudentes des partenaires occidentaux
Washington, premier bailleur de la sécurité somalienne, salue officiellement toute initiative renforçant les capacités locales, mais suit avec attention l’entrée d’acteurs du Golfe dans un secteur historiquement dominé par l’ONU et l’UA. Un responsable du département d’État admet « craindre la multiplication de chaînes de commandement concurrentes sur le terrain ». Bruxelles, pour sa part, voit dans ce redéploiement l’opportunité d’alléger le coût de l’ATMIS, mais insiste sur la nécessité d’une coordination étroite pour éviter les doublons dans l’aide budgétaire à Mogadiscio.
Entre autonomie somalienne et dépendance nouvelle
Le président Hassan Sheikh Mohamoud, réélu en 2022 sur la promesse d’une guerre totale contre Al-Shabab, doit démontrer que l’appui qatari sert d’abord l’intérêt national. Les précédents – accords sécuritaires avec la Turquie pour la base de Turksom ou assistance émiratie aux garde-côtes – illustrent la tentation de juxtaposer les partenariats sans réelle intégration doctrinale. Or, comme le rappelle l’analyste somalien Samira Gaid, « l’unification de la chaîne logistique reste la condition sine qua non d’une armée fonctionnelle ». Sans cette cohérence, la prolifération de mentors externes pourrait figer l’armée dans une mosaïque de factions loyales à des capitales différentes.
Un pari à hauts risques pour Doha et pour Mogadiscio
À court terme, l’appui qatari peut accélérer la reconquête des zones rurales tombées aux mains d’Al-Shabab. À moyen terme, il placera la Somalie dans une posture délicate : équilibrer l’agenda de plusieurs mécènes rivaux. Pour Doha, le mouvement s’inscrit dans une diplomatie de niche, combinant médiations régionales – du Tchad à l’Afghanistan – et micro-déploiements militaires. Cette formule a déjà donné à l’émirat une influence disproportionnée dans les enceintes internationales. Reste à savoir si la prudence budgétaire post-Coupe du monde et la volatilité de la scène somalienne ne transformeront pas ce coup de pouce sécuritaire en fardeau stratégique.