Aux racines d’un nom, le fleuve et le royaume
Bien avant que les cartographes européens ne tracent des lignes droites sur la carte d’Afrique centrale, la vallée du grand fleuve Congo était unie par une civilisation florissante. Le Royaume du Kongo, fondé dès le XIVᵉ siècle et décrit par les chroniqueurs portugais comme l’une des entités politiques les plus organisées du continent, établissait sa capitale à Mbanza-Kongo et projetait son influence jusqu’à l’Atlantique. L’historien Elikia M’Bokolo rappelle que l’autorité du mwene kongo reposait à la fois sur des réseaux commerciaux et sur une maîtrise rituelle du fleuve, artère vitale longue de quelque 4 400 km.
Lorsque les premiers comptoirs portugais furent installés au XVe siècle, la toponymie européenne se contenta de translittérer le mot « Kongo » pour désigner tour à tour le peuple, le fleuve et l’espace politique. Ce glissement sémantique s’avérera lourd de conséquences : un nom unique, mais bientôt deux entités coloniales antagonistes.
L’ère coloniale et la fracture imposée
La conférence de Berlin de 1884-1885, orchestrée par le chancelier Bismarck, scella un partage de l’Afrique auquel aucun Africain ne fut convié. Sur les rives du Congo, la ligne de démarcation suivit opportunément le cours du fleuve. La berge occidentale fut cédée à la France, qui constitua l’Afrique équatoriale française. La rive orientale devint quant à elle la propriété personnelle du roi Léopold II, pièce maîtresse de ce que l’écrivain Mark Twain qualifiera d’« enfer commercial ».
Dans le domaine privé dénommé État indépendant du Congo, la Force publique imposa au fouet des quotas de caoutchouc, provoquant, selon les estimations de l’historien Adam Hochschild, la mort de 10 millions de personnes. De l’autre côté du fleuve, la mise en valeur française ne fut guère plus clémente : le chantier du chemin de fer Congo-Océan, achevé en 1934, coûta la vie à près de 20 000 ouvriers réquisitionnés, selon les archives du ministère français des Colonies. Deux administrations, deux drapeaux, mais un même paradigme d’extraction brutale.
Indépendances parallèles, destinées divergentes
L’onde de choc des mouvements anticoloniaux d’après-guerre atteignit simultanément Brazzaville et Léopoldville. Le 15 août 1960, la République du Congo, future Congo-Brazzaville, proclama son indépendance. Trois semaines plus tard, le 30 juin, la colonie belge devenait la République démocratique du Congo. L’illusion d’un départ sur un pied d’égalité fut vite dissipée.
À Kinshasa, l’assassinat de Patrice Lumumba et l’installation du maréchal Mobutu, soutenu par Washington durant la guerre froide, ouvrirent trois décennies de kleptocratie. Brazzaville, pour sa part, adopta un régime marxiste-léniniste sous Marien Ngouabi puis sous Denis Sassou Nguesso. Si la logique des blocs explique en partie ces trajectoires, l’héritage administratif et la répartition inégale des ressources accentuèrent le contraste : un géant minier et fragmenté face à un État pétrolier, plus petit mais relativement centralisé.
La tentation d’une réunification introuvable
Les diplomates aiment rappeler que Kinshasa et Brazzaville sont les deux capitales nationales les plus proches du globe, séparées par moins de deux kilomètres d’eau. Dans les faits, l’hypothèse d’un État congolais unifié demeure théorique. Elle se heurte au refus des élites de renoncer à leurs prérogatives, à la crainte brazzavilloise d’être noyée dans une démographie centuplée, et aux intérêts multinationaux qui préfèrent traiter deux gouvernements plutôt qu’un seul.
Après six décennies de souveraineté séparée, les identités nationales se sont consolidées. Les hymnes, les armées et, surtout, les appareils clientélistes rendent politiquement prohibitif tout projet de fusion. « Le rêve d’un Congo unique s’estompe à mesure que s’enracine la logique des frontières héritées », observe la politologue congolaise Annie M’Bala.
Entre coopération pragmatique et inertie politique
Depuis 2019, les deux rives multiplient toutefois les signaux de détente : tarif unique de téléphonie, création d’un comité binationale de gestion du fleuve et lancement du chantier, en 2025, d’un pont-route-rail financé par la Banque africaine de développement. Cet activisme économique vise surtout à fluidifier les échanges de marchandises et à réduire les coûts logistiques estimés à 1,3 milliard de dollars par an par la CEA.
Pourtant, la coopération reste entravée par des crises internes. La RDC est encore confrontée aux combats du Nord-Kivu et du Ituri, où le rôle présumé du Rwanda complique chaque initiative régionale. Le Congo-Brazzaville, lui, surveille de près sa dette publique et la longévité politique du président Sassou Nguesso. Le réalisme prévaut : on parle d’intégration sectorielle, jamais d’union politique.
Au-delà du miroir congolais, les leçons diplomatiques
La cohabitation de deux Congos rappelle que la cartographie coloniale a souvent imposé des découpages contraires aux dynamiques historiques et culturelles. Pour les diplomates, l’enjeu n’est plus de corriger le passé, mais de gérer ses héritages. Les organisations régionales, de la CEEAC à l’Union africaine, encouragent un multilatéralisme pragmatique susceptible de réduire la vulnérabilité géo-économique des deux capitales.
Tant que le cobalt de Kolwezi et le pétrole côtier de Pointe-Noire nourriront les chaînes de valeur mondiales, la tentation de l’ingérence demeurera. C’est dans cet entre-deux, entre pressions externes et nécessités de survie internes, que Kinshasa et Brazzaville apprennent à composer. Leur histoire commune, douloureuse, rappelle à la communauté internationale qu’une frontière peut être moins un fait géographique qu’un compromis politique, souvent passé sans les premiers concernés.