De Khartoum à Ispahan, un exil sous ordre de marche
Lorsque Salim Mahmoud – nom d’emprunt demandé par crainte de représailles – a foulé le tarmac de l’aéroport Imam-Khomeini il y a cinq ans, l’idée même qu’Ispahan puisse devenir un théâtre d’opérations militaires lui paraissait absurde. La ville, berceau de l’architecture safavide, promettait le calme à cet étudiant en génie mécanique qui fuyait déjà la conflagration entre l’armée soudanaise et les Forces de soutien rapide. L’ONU estime que plus de neuf millions de Soudanais ont été déplacés depuis avril 2023, dessinant la plus vaste crise humanitaire du globe (ONU). La République islamique, bien que sujette à sanctions, offrait encore des bourses universitaires et un coût de la vie modéré. C’est ce fragile sentiment de normalité qui s’est effondré dans le fracas des drones israéliens depuis la mi-juin.
L’intensification israélo-iranienne reconfigure les zones de refuge
Les frappes ciblant des sites militaires aux abords d’Ispahan – usines de conversion d’uranium ou plateformes de missiles balistiques, selon les autorités israéliennes – ont imposé un nouvel exercice de survie. Pour Salim, comme pour près d’un millier de compatriotes répertoriés en Iran, la fuite vers la ville voisine de Kashan, dépourvue d’objectifs stratégiques, ne constitue qu’une solution transitoire. Le gouvernement iranien, soucieux de projeter une image de contrôle, n’a pas décrété d’évacuation générale, se contentant de filtrer les images relayées sur les réseaux sociaux. Dans les couloirs des dortoirs universitaires, les conversations oscillent entre improvisation logistique et spéculation géopolitique : certains évoquent la Malaisie, d’autres songent à retourner au Soudan malgré l’insécurité endémique, signe que la hiérarchie du danger se brouille à mesure que la carte des hostilités s’étend.
En marge des sirènes, la diplomatie soudanaise en équilibre instable
Le Conseil de souveraineté transitoire, qui gère Khartoum depuis la révolution de 2019 et a engagé un processus de normalisation avec Israël, se voit aujourd’hui contraint de dénoncer officiellement les frappes israéliennes sur le territoire iranien. L’ambassadeur du Soudan à Téhéran, Abdelaziz Saleh, promet une évacuation prioritaire pour vingt-cinq ressortissants, alors que deux cents personnes sont enregistrées auprès de ses services (BBC). Les diplomates soudanais savent toutefois que leur marge de manœuvre reste étroite : rompre avec Israël minerait l’accès aux aides militaires occidentales, cautionner en silence l’opération exposerait Khartoum aux critiques de l’opinion publique soudanaise, encore marquée par les bombardements israéliens de Port-Soudan en 2009. La mission consulaire se transforme ainsi en exercice d’équilibriste entre impératifs humanitaires et calculs stratégiques.
Un dispositif consulaire sous-dimensionné face à l’urgence
Sur le terrain, la logistique pêche. Les Soudanais répartis entre Qom, Téhéran, Ispahan et Karaj doivent composer avec des routes saturées, des coupures intermittentes de réseau et des consignes contradictoires. Les rares bus affrétés par l’ambassade appliquent un principe de priorité : familles avec enfants, étudiants à mobilité réduite, puis le reste. Dans l’attente, beaucoup se rabattent sur les réseaux d’entraide interafricains et sur la générosité de familles iraniennes. Anwar, traducteur soudanais établi dans la capitale, raconte avoir franchi de nuit les faubourgs de Téhéran pour rejoindre Karaj, où il loue désormais une chambre chez l’habitant. Il dit redouter moins les explosions que l’érosion silencieuse des services publics : hôpitaux saturés, métro irrégulier, internet filtré, autant de signaux d’alerte qui, pour un exilé, valent parfois plus que la proximité d’une base aérienne.
Narrations contrastées au sein de la diaspora
La communauté soudanaise ne réagit pas d’une seule voix. Ali Nour – pseudonyme pour raisons de sécurité – minimise l’ampleur des frappes, y voyant surtout un effet d’amplification médiatique. Selon lui, quitter l’Iran reviendrait à troquer un abri imparfait contre le chaos soudanais. Cette divergence révèle un rapport différencié au risque, fonction de la localisation, du capital social et de la conscience politique de chacun. Pour les étudiants issus de régions déjà ravagées par la guerre au Darfour ou au Kordofan, l’idée de redevenir déplacé interne constitue une ligne rouge psychologique. D’autres, détenteurs de passeports déjà tamponnés pour la Turquie ou la Jordanie, évaluent plus sereinement un nouveau départ. La crise expose ainsi des fractures sociales que la condition d’exilé tend parfois à masquer.
Entre géopolitique régionale et droit international humanitaire
Les conventions de 1951 sur les réfugiés n’obligent pas l’Iran à accorder un statut protecteur aux étudiants étrangers fuyant un conflit tiers. Toutefois, Téhéran, signataire du Pacte mondial sur les migrations, a jusqu’ici toléré la présence d’environ six cents mille Africains, principalement pour des raisons religieuses ou universitaires. L’escalade militaire rebat les cartes. À mesure que la rhétorique israélo-iranienne s’envenime, les chancelleries occidentales réduisent leurs attaches diplomatiques, compliquant l’obtention de visas pour des corridors de réinstallation. Les organisations internationales, déjà sursollicitées par Gaza, l’Ukraine et le Soudan, peinent à débloquer des fonds supplémentaires. Cette rareté des ressources alimente un sentiment d’abandon que l’on perçoit dans le témoignage de Salim : « Je porte deux fardeaux », confie-t-il, l’un inscrit dans son passeport, l’autre désormais dans le ciel iranien.
Quel horizon pour une jeunesse constamment déplacée
La trajectoire de ces jeunes Soudanais esquisse un schéma plus vaste de migrations en cascade, où la notion traditionnelle de pays de premier asile perd de sa pertinence. Demain, la Malaisie, l’Indonésie ou la Serbie pourraient offrir un nouveau répit, mais pour combien de temps ? Dans les amphis d’Ispahan partiellement désertés, des professeurs iraniens encouragent leurs étudiants étrangers à poursuivre les cours en ligne, signe que l’internationalisation universitaire se numérise pour survivre aux crises. Reste que la fragmentation des parcours affaiblit le capital humain soudanais, pourtant crucial pour la reconstruction d’un pays dont la jeunesse se trouve disloquée. À défaut d’une désescalade régionale rapide, l’histoire de Salim risque de devenir la norme plutôt que l’exception, rappel brutal que la recherche de paix peut basculer en un battement d’aile de drone.