Aux origines d’un couloir migratoire sous tension
Le 14 juin dernier, un vent de sable balayant les alentours de Ben Guerdane a mis au jour ce que l’on pressentait depuis plusieurs mois : des groupes entiers de ressortissants subsahariens, abandonnés aux abords de la frontière tuniso-libyenne, tentaient de survivre sans eau ni vivres. L’épisode, documenté par une équipe de réalisateurs primés au festival de Carthage, s’inscrit dans un flux migratoire qui, depuis 2022, connaît une flambée sans précédent. Les autorités de Tunis, soumises à la fois à une pression démographique interne et à des injonctions européennes de contrôle des frontières, se défendent de toute politique d’« expulsion collective ». Elles arguent d’opérations de sécurité visant à lutter contre des réseaux criminels de passeurs – argument désormais classique dans les chancelleries (entretien avec un diplomate maghrébin, juillet 2023).
La porosité frontalière en Méditerranée centrale
Si l’axe Lampedusa–Sfax occupe les gros titres, c’est au sud que se joue désormais la partie la plus périlleuse. Les failles du quadrillage sécuritaire dans le désert septentrional libyen créent un entonnoir où convergent Nigérians, Maliens, Guinéens ou encore Centrafricains. Ces segments de route, longtemps perçus comme « terres de passage », se sont transformés en zones d’attente forcée. Les diplomates européens, qui voient dans la Tunisie un rempart de substitution après la fermeture partielle de la route libyenne en 2017, appuient logistiquement la police des frontières tunisienne. Des drones d’observation et un système d’alertes satellitaires, financés par le volet voisinage de l’Union, renforcent la surveillance sans pour autant réduire les départs selon plusieurs rapports onusiens de 2023.
Responsabilités partagées et dilemme humanitaire
Au sein de l’Union africaine, le dossier migre progressivement des commissions sectorielles vers le Conseil de paix et de sécurité. Les États côtiers, Tunisie en tête, plaident pour une solidarité des pays sources ; ces derniers rappellent la nécessité de voies légales d’accès à l’emploi sur tout le continent. Ce débat, présenté à Addis-Abeba comme une « coproduction de solutions », peine toutefois à dépasser le stade déclaratoire. Dans les faits, la prise en charge des migrants interceptés demeure improvisée : répartition inégale des centres d’accueil, absence de statut provisoire unique et coopération consulaire au compte-gouttes. La représentante spéciale du Secrétaire général de l’ONU pour l’Afrique du Nord souligne « l’impérieuse nécessité d’un mécanisme continental de recherche et de secours, détaché des considérations de police des frontières » (conférence de presse, septembre 2023).
Effets d’onde sur le tissu social et sécuritaire régional
La tragédie des 29 élèves fauchés par une bousculade à Bangui, consécutive à l’explosion d’une grenade artisanale, rappelle que l’instabilité sécuritaire n’est pas l’apanage du Sahel. Elle creuse le lit des déplacements forcés, nourrissant un exode estudiantin vers les façades atlantique et méditerranéenne. Les chancelleries d’Afrique centrale craignent un « effet domino » en matière de sécurité intérieure : face à la raréfaction des débouchés scolaires, la tentation migratoire grandit, renforçant les flux en direction de la Tunisie. Dans le même temps, les services de renseignement maghrébins alertent sur les opportunités offertes aux groupes criminels transnationaux pour infiltrer des filières clandestines.
L’exception Semia Gharbi : écologie, gouvernance et diplomatie douce
Figure de l’éducation scientifique en Tunisie, Semia Gharbi a reçu au printemps le prestigieux prix Goldman pour avoir démantelé un réseau de déchets toxiques importés illégalement. Son action éclaire un autre visage de la gouvernance tunisienne : celui d’une société civile capable de dialoguer avec l’État, d’alerter l’opinion internationale et de consolider la résilience du pays. L’initiative de Mme Gharbi, soutenue discrètement par plusieurs ambassades africaines, illustre comment la diplomatie environnementale peut contribuer à restaurer la confiance, y compris sur des dossiers sensibles comme la migration. Dans une tribune parue dans La Presse de Tunisie, elle souligne que « l’éthique de la protection environnementale rejoint celle de la protection humaine ». Ce parallèle, loin d’être anecdotique, s’inscrit dans l’Agenda 2063 de l’Union africaine, qui promeut une approche intégrée des crises.
Perspectives de convergence africaine
Un consensus pragmatique semble émerger autour de trois axes : la création de couloirs humanitaires intra-africains, la mutualisation des capacités de recherche et de sauvetage et la mise en œuvre d’un cadre normatif pour les investissements environnementaux générateurs d’emplois locaux. Ces solutions, examinées lors du sommet extraordinaire de Lusaka en octobre, se veulent complémentaires des programmes de développement existants. En filigrane, elles réaffirment le principe de souveraineté des États, clé de voûte d’une diplomatie africaine qui cherche le délicat équilibre entre sécurité, humanité et croissance. Les diplomates congolais, régulièrement consultés pour leur expérience en matière de médiation régionale, insistent sur l’articulation entre initiatives continentales et appartenances sous-régionales, soulignant que « l’action collective ne saurait occulter les spécificités nationales ».
Ainsi, la Tunisie, au cœur des projecteurs, se voit sommée de conjuguer exigences sécuritaires et devoir humanitaire tout en demeurant un partenaire fiable du voisinage méditerranéen. La route s’annonce sinueuse, mais les signaux d’ouverture, qu’ils proviennent d’activistes comme de chancelleries, offrent des pistes crédibles pour dépasser la logique de simple endiguement. Dans cette équation, chaque capital africain est invité à prendre sa part de responsabilité, afin que le désert cesse d’être la scène silencieuse de drames évitables et redevienne ce qu’il a toujours été : un espace de circulation, de rencontres et, potentiellement, de renaissance.