Un hydrocarbure omniprésent dans l’écosystème fragile
À première vue, le labyrinthe de mangroves qui s’étend du golfe de Guinée jusqu’aux confins de Port Harcourt semble intact. Pourtant, il suffit d’effleurer l’eau brunâtre pour sentir s’échapper une pellicule irisée : le pétrole brut a définitivement infiltré la matrice biologique du delta du Niger. Depuis l’ouverture du champ d’Oloibiri en 1956, quelque 7 000 km de pipelines quadrillent la région et y déversent, au moindre soubresaut, des nappes de brut aussi discrètes qu’inextinguibles. Selon un rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement, plus de 18 millions de litres se sont ainsi répandus entre 2011 et 2017, contaminant les nappes phréatiques et accroissant la salinité des terres agricoles.
L’entretien des oléoducs, angle mort de la gouvernance énergétique
La plupart des tronçons ont dépassé leur durée de vie nominale sans qu’aucun programme de modernisation crédible ne soit mis en œuvre. Les opérateurs invoquent l’insécurité chronique pour justifier l’inaction, tandis que l’Agence nationale de détection des fuites peine à disposer d’un budget annuel supérieur à celui d’une petite municipalité. « La défaillance de la gouvernance locale alimente un cercle vicieux où la corruption bride tout investissement de long terme », observe Benjamin Augé, chercheur associé à l’Ifri. À Abuja, la réforme tant promise du secteur pétrolier – le Petroleum Industry Act – peine à se traduire dans les faits, en raison de querelles d’attribution de royalties entre État fédéral et gouvernements du delta.
La spirale socio-économique des raffinages clandestins
À la pollution s’ajoute une misère sociale qui, paradoxalement, trouve dans l’or noir le moyen de s’alimenter. Les communautés riveraines, privées de ressources halieutiques et agricoles, se tournent vers le raffinage artisanal de pétrole volé. Ces installations de fortune, chauffées au bois de mangrove, relarguent des vapeurs toxiques qui obscurcissent les villages côtiers. Moïse Gomis, correspondant pour RFI, rapporte la détresse de pêcheurs contraints de troquer leurs pirogues contre des bidons d’essence, faute de prises vendables. L’économie illégale se consolide d’autant plus que la demande de carburant bon marché demeure élevée : une « subvention invisible » qui mine les recettes fiscales de l’État et finance parfois des groupes armés.
Responsabilités partagées et bataille judiciaire internationale
Face à l’ampleur du désastre, la société civile nigériane transpose désormais la lutte sur le terrain juridique. Le procès intenté à Londres contre Shell et sa filiale locale par plusieurs communautés ogoni poursuit l’ambition de faire reconnaître une responsabilité extraterritoriale des majors. Benjamin Bibas, journaliste spécialisé dans les droits humains, souligne que « l’issue dépassera le simple dédommagement financier ; elle pourrait créer un précédent pour l’ensemble des zones extractives africaines ». Dans le même temps, la Cour communautaire de la CEDEAO examine des requêtes similaires visant Eni et TotalEnergies, plongeant les diplomates européens dans une délicate posture entre soutien aux standards ESG et protection de leurs groupes nationaux.
Vers un nouveau pacte environnemental et sécuritaire ?
L’administration du président Bola Tinubu affirme vouloir coupler la sécurité énergétique nationale avec une stratégie de dépollution progressive. Un fonds spécial, alimenté par 3 % des profits déclarés au delta, doit financer la restauration des mangroves et le piégeage des gaz. Reste l’éternel problème de la transparence : sans audit indépendant, la défiance populaire persistera. Les diplomates européens, conscients que la stabilisation du delta conditionne l’acheminement de gaz nigérian vers les terminaux méditerranéens, multiplient les offres de coopération technique. Pour Benjamin Augé, « la réussite dépendra de la capacité d’Abuja à articuler cadre juridique, contrôle militaire des zones sensibles et partage équitable des revenus ». En clair, l’or noir doit cesser d’être une rente pour redevenir une ressource, faute de quoi la marée noire continuera de saper la crédibilité régionale du Nigeria.