Au confluent des routes illicites
À mesure que les organisations criminelles sophistiquent leurs schémas logistiques, l’Afrique de l’Ouest s’impose comme un corridor transcontinental. Située à équidistance des Amériques productrices de cocaïne et des marchés européens, la façade atlantique constitue la ligne de moindre risque pour les trafiquants. Les saisies médiatisées ne sont que la partie émergée d’un flux protéiforme qui associe cannabis local, cocaïne sud-américaine et médicaments détournés venus d’Asie. Selon le dernier Rapport mondial sur les drogues de l’ONUDC (2024), près d’un quart des interceptions maritimes de cocaïne destinées à l’Europe a désormais lieu entre Dakar et Abidjan, signe d’un déplacement progressif des « routes brésiliennes » vers des escales africaines considérées plus poreuses.
Ce basculement géographique ne tient pas seulement à des considérations topographiques ; il découle aussi des fractures socio-économiques de la région. Le chômage endémique des jeunes, la faiblesse des cadres réglementaires et la corruption endémique créent un terrain propice au contournement des contrôles officiels. Les trafics génèrent un revenu illicite estimé à plusieurs milliards de dollars, dont une partie irrigue des réseaux politiques locaux, brouillant davantage la ligne de front entre crime organisé et gouvernance.
La Côte d’Ivoire, maillon désormais indispensable
Avec deux terminaux à conteneurs en pleine modernisation et une plateforme aéroportuaire de plus en plus connectée, la Côte d’Ivoire s’est métamorphosée en hub logistique de premier plan. Les autorités n’en font pas mystère : en 2023, le pays a saisi 438 tonnes de médicaments illicites et plusieurs tonnes de cannabis (CILAD, 2024). Le général Vagondo Diomandé, ministre de l’Intérieur, admet que « le transit maritime est à la fois le moteur de notre économie et la brèche exploitée par les trafiquants ».
Pour refermer cette brèche, Abidjan mise sur une double stratégie. Sur le plan législatif, la loi de 2022 sur les stupéfiants a introduit la confiscation systématique des avoirs criminels et la création d’une Agence de gestion des biens saisis. Sur le plan diplomatique, la Côte d’Ivoire anime un partage de renseignement quasi quotidien avec le Ghana, le Liberia et le Sénégal. Une cellule régionale, adossée à l’architecture de la CEDEAO, permet de croiser les numéros de conteneurs suspects en temps réel, ce qui a conduit à la rétention de plusieurs lots de cocaïne originaires de Guayaquil au printemps dernier.
Sierra Leone et Liberia, foyers d’un psychotrope mutant
Alors que la cocaïne occupe les gros titres, un produit synthétique d’un genre nouveau se propage en silence : le « kush ». Né dans les quartiers défavorisés de Freetown en 2022, ce mélange de cannabis, de tramadol et de solvants industriels a rapidement gagné Monrovia avant de franchir les frontières guinéennes. Les gouvernements sierra-léonais et libérien ont déclaré l’état d’urgence sanitaire en 2023, un geste rare qui souligne la gravité du phénomène. Des centres de désintoxication improvisés, appuyés par Médecins Sans Frontières, peinent à absorber l’afflux de patients dont l’âge moyen ne dépasse pas vingt‐deux ans.
Le caractère artisanal du kush complique la tâche des services de santé. « Nous faisons face à une substance à composition mouvante, donc à des effets imprévisibles », observe la docteure Mariama S., toxicologue à Kenema. Sur le front sécuritaire, Interpol a identifié plus d’une dizaine de petits laboratoires mobiles dans la zone frontalière Sierra Leone-Guinée, signe que les trafiquants investissent dans une production délocalisée à bas coût pour échapper aux radars portuaires traditionnels.
Nigeria et Ghana, deux stratégies divergentes d’une même lutte
Avec plus de 200 millions d’habitants, le Nigeria est à la fois principal marché et principal théâtre de la répression. La NDLEA, placée sous l’autorité de l’ancien militaire Buba Marwa, revendique 30 000 arrestations en 2023 et la destruction de 1 400 hectares de cannabis. Si l’approche nigériane privilégie la force, le pays déploie aussi des campagnes d’éducation dans les écoles afin de désamorcer la stigmatisation qui pousse les consommateurs à la clandestinité. Un spot télévisé intitulé « Choose Life » est diffusé aux heures de grande écoute depuis janvier, signe d’un virage vers la prévention.
À Accra, le gouvernement ghanéen expérimente une justice plus thérapeutique. Inspirée des drug courts américaines, la chambre de réhabilitation permet à un consommateur interpellé de suivre un traitement sous contrôle judiciaire plutôt que d’écoper d’une peine ferme. Le ministère de la Santé y voit un moyen de réduire la récidive, tandis que des ONG, dont West Africa Drug Policy Network, saluent une approche « centrée sur l’humain ». Ce contraste avec la ligne dure d’Abuja illustre la pluralité des réponses africaines et alimente un débat régional sur la proportionnalité des peines.
Les ports du Sénégal, une surveillance haute fréquence
Longtemps perçu comme une simple escale de pêche, le port de Dakar s’est transformé en plaque tournante commerciale pour le Sahel. Cette attractivité attire aussi les flux illicites. Le Sénégal a donc investi dans des scanners de dernière génération et dans un corps canin spécialisé, financé en partie par l’Union européenne. Le programme AIRCOP, piloté conjointement par Interpol et l’ONUDC, y a installé une plate-forme de coordination aéroportuaire qui connecte en temps réel les officiers sénégalais à leurs homologues de Paris et de Madrid.
Le colonel Ibrahima Sarr, chef des douanes maritimes, affirme que « chaque conteneur jugé à risque est inspecté avec un temps d’attente maximal de 48 heures ». Cette rigueur porte ses fruits : 1,2 tonne de cocaïne, dissimulée dans des sacs de riz en provenance du Brésil, a été interceptée en février dernier. Mais la conséquence logique de cette fermeté est un déplacement des flux vers des criques secondaires de Casamance, confirmant la loi criminologique du « balloon effect » : presser un point fait gonfler un autre.
Vers une diplomatie antidrogue plus intégrée
L’atomisation des politiques nationales demeure le talon d’Achille de la région. Bien que la CEDEAO ait adopté en 2018 un Plan d’action antidrogue, l’harmonisation des législations reste parcellaire ; certaines juridictions criminalisent la simple possession tandis que d’autres privilégient la réduction des risques. Des diplomates ouest-africains plaident désormais pour un mécanisme supranational de contrôle des conteneurs, adossé à l’Organisation mondiale des douanes.
Au-delà de la répression, l’enjeu est aussi géopolitique. Les États côtiers redoutent que les trafics financent des groupes armés opérant au Sahel, créant un continuum entre crime organisé et terrorisme. Dans ce contexte, la France, les États-Unis et l’Union européenne multiplient les formations de gendarmes et les dons de matériels. La Chine, elle, se positionne sur l’angle logistique, proposant des scanners portuaires en échange de concessions d’infrastructures. Cette concurrence d’influences confère à la diplomatie antidrogue un statut de nouvelle frontière stratégique.
Les capitales d’Afrique de l’Ouest savent que la fermeture hermétique des routes maritimes est une illusion. L’objectif réaliste consiste à augmenter le coût du passage clandestin et à tarir les profits, tout en offrant des alternatives économiques aux jeunes tentés par l’ombre. La diplomatie régionale se trouve donc à un carrefour : poursuivre des réformes coûteuses mais isolées, ou s’engager dans une intégration sécuritaire profonde, à l’image de ce qu’a réalisé l’Union européenne après l’Acte unique. La réponse façonnera la cartographie future des itinéraires toxiques.