Un verdict symbolique aux résonances régionales
Le tribunal militaire d’Abidjan a infligé, le 15 mai, cinq années de réclusion au commandant Armand Agnin Angbonon, ancien patron de la cellule antidrogue du port autonome. Deux de ses collègues écopent de peines similaires pour avoir détourné près d’un quart d’une saisie record de 1,56 tonne de cocaïne effectuée en février 2021. Le parquet avait requis dix ans, mais le tribunal a privilégié une sanction jugée « proportionnée » à la coopération partielle des prévenus. Ce jugement, très médiatisé, s’inscrit dans un contexte où la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) multiplie les mises en garde sur l’infiltration des trafiquants au sein même des forces chargées de les combattre.
À Abidjan, plusieurs diplomates soulignent que cette condamnation est la première touchant un officier de ce rang dans la lutte antidrogue ivoirienne. « C’est un coup de semonce adressé à l’ensemble de la chaîne hiérarchique », confie un représentant onusien sous couvert d’anonymat, rappelant que la crédibilité des dispositifs sécuritaires régionaux repose sur l’exemplarité de leurs commandements.
Le port d’Abidjan, pivot logistique de la cocaïne transatlantique
Situé à quatre jours de navigation du golfe de Guinée et disposant d’un hinterland connecté aux marchés sahéliens, le port d’Abidjan joue depuis une décennie le rôle de plaque tournante entre l’Amérique latine et l’Europe. Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, 60 % des cargaisons ouest-africaines destinées au Vieux Continent transitent désormais par la Côte d’Ivoire. La saisie de février 2021 – 1,56 tonne évaluée à 25 milliards de francs CFA – était présentée comme une démonstration de la nouvelle vigilance ivoirienne. Ironie tragique : elle s’est muée en cas d’école de détournement institutionnel.
En exploitant une compétence rarement contestée – l’autorité de conserver temporairement les scellés pour les besoins de l’enquête –, le commandant Angbonon aurait soustrait dix sacs, soit 220 kg, avant d’en écouler la marchandise via des réseaux locaux. Cette porosité entre fonction régalienne et économie criminelle met en lumière la difficulté à sécuriser la chaîne de détention de la preuve dans des ports où les flux massifs de conteneurs dépassent les capacités de contrôle.
Une chaîne de commandement vulnérable aux incitations financières
Le salaire moyen d’un capitaine de gendarmerie ivoirien atteint à peine l’équivalent de 900 euros mensuels. À l’inverse, le kilo de cocaïne se négocie dans les cartels sud-américains autour de 5 000 dollars et franchit les 35 000 dollars à son arrivée dans un port européen. Ce différentiel alimente une « économie de la tentation » contre laquelle peu de dispositifs éthiques sont véritablement opérationnels.
Le parquet a cependant relevé que six gendarmes subalternes, initialement mis en cause, ont été relaxés, le tribunal ayant retenu leur méconnaissance du détournement. Pour nombre d’observateurs, cette décision souligne l’asymétrie d’information au sein de la hiérarchie et la difficulté à tracer la chaîne de responsabilité. « Les effectifs de terrain obéissent, les officiers comptent les scellés ; entre les deux, la transparence se perd », résume un chercheur de l’Institut d’études de sécurité.
L’impératif de redevabilité au sein des forces ivoiriennes
Interrogé par la presse nationale, le ministre de l’Intérieur Vagondo Diomandé a assuré que « toute tolérance zéro reste lettre morte sans mécanisme de reddition périodique ». Il promet la création d’une inspection générale indépendante dotée de pouvoirs disciplinaires renforcés et la généralisation des contrôles aléatoires post-saisie. Seul bémol : ces propositions figurent déjà dans la Stratégie nationale antidrogue 2021-2025, restée partiellement inapplicable faute de budget.
Pour les bailleurs internationaux, la crédibilité de la réforme dépendra de la capacité à protéger les lanceurs d’alerte, à l’image de l’informateur surnommé « Abou » dont le témoignage a déclenché l’enquête de 2022. L’Union européenne, qui finance depuis 2019 le projet SEACOP de coopération maritime, conditionne désormais ses décaissements à la mise en place d’un registre public des saisies et de leur destruction.
Une coopération internationale en quête d’efficacité
La Côte d’Ivoire a ratifié en 2004 la Convention de Palerme sur la criminalité transnationale, mais la mutualisation du renseignement demeure lacunaire. Dans le dossier jugé en mai, ni Interpol ni les agences antistupéfiants brésiliennes et espagnoles n’ont été sollicitées, alors que des indices laissaient penser à un circuit triangulaire Salvador de Bahia – Abidjan – Valence. Pour un diplomate européen, « l’absence de saisine formelle des partenaires a privé l’instruction de pistes précieuses sur les commanditaires ».
Abidjan a cependant accepté, fin mars, l’installation d’une cellule conjointe d’analyse des risques avec la France et la DEA américaine. Ses travaux, centrés sur le screening des manifestes de navire et le profilage algorithmique, pourraient renforcer la traçabilité des conteneurs sensibles. Encore faudra-t-il que les données recueillies échappent aux fuites internes.
Une fenêtre politique pour consolider la gouvernance ivoirienne
Le président Alassane Ouattara, qui cherche à positionner la Côte d’Ivoire comme hub logistique et financier d’Afrique de l’Ouest, mesure le coût d’image qu’entraîne la multiplication des scandales liés à la cocaïne. À un an de la présidentielle, la justice militaire lui offre une occasion de démontrer sa fermeté, tout en rassurant les investisseurs étrangers sur la solidité de l’État de droit.
Reste que la lutte contre le narcotrafic ne peut être cantonnée à des procès exemplaires. Sans réforme structurelle des rémunérations, de la gouvernance portuaire et de l’indépendance judiciaire, la tentation demeurera. Comme le rappelle la sociologue Marie-Claire Wabi, « le crime organisé s’immisce dans les interstices de l’État; la seule réponse viable est de réduire ces interstices en accroissant la transparence ». Le verdict d’Abidjan constitue, à cet égard, un signal salutaire mais encore insuffisant pour endiguer une économie criminelle en pleine expansion.