Une distinction au parfum d’unité nationale
En décorant, au Palais du Peuple, le professeur Théophile Obenga de la plus haute dignité de l’ordre national du Mérite, le chef de l’État a scellé un geste aux confluences du symbolique et du politique. Ce ruban frappé du sceau républicain réaffirme la place du savoir comme matrice d’une cohésion que Brazzaville souhaite consolider dans un contexte géostratégique mouvant. L’élévation, rarement attribuée de son vivant à un intellectuel, s’insère dans une logique de continuité de la gouvernance de Denis Sassou Nguesso : valoriser les figures nationales capables de projeter une image de stabilité et de rayonnement.
Le cérémonial, sobre mais dense de références historiques, a également permis de réaffirmer le rôle pivot de l’université congolaise dans la fabrique des élites. À travers cette distinction, la présidence souligne que la diplomatie contemporaine ne se négocie plus uniquement dans les chancelleries mais aussi dans les amphithéâtres, les laboratoires et les colloques internationaux.
Parcours d’une érudition polymathe
Né en 1936 à Mbaya, Théophile Obenga a traversé, tel un fil rouge académique, l’histoire intellectuelle africaine du dernier demi-siècle. Agrégé de philosophie classique, linguiste, historien, égyptologue, il manie avec une aisance rare aussi bien le basque que l’arabe classique ou les hiéroglyphes nilotiques. Cette maîtrise des langues, souvent décrite par ses pairs comme « une cartographie vivante des mémoires », confère à son discours scientifique une épaisseur qui transcende les cloisonnements disciplinaires.
Ses salles de cours – de l’Université Marien-Ngouabi à San Francisco State University – ont accueilli des cohortes d’étudiants séduits par sa vision d’un humanisme africain moderne. Dans un continent parfois confronté à la fuite des cerveaux, son ancrage constant sur la scène congolaise démontre qu’une circulation équilibrée des compétences reste possible, pour peu qu’un écosystème institutionnel valorise la recherche.
L’héritage panafricain de l’école Cheikh Anta Diop
Le jalon déterminant de la rencontre, à Dakar, avec Cheikh Anta Diop constitue l’axe cardinal de la pensée obenguiste. Ensemble, les deux savants ont établi, preuves linguistiques et archéologiques à l’appui, la filiation entre l’Afrique noire et l’Égypte antique. Cette démarche, qualifiée par certains diplomates culturels d’« archéologie identitaire », s’est imposée dans les grandes conférences de l’UNESCO comme un récit alternatif au prisme eurocentré traditionnel.
Obenga, architecte d’une sémiologie africaine revendiquée, rappelle inlassablement que la renaissance du continent passera par la maîtrise de ses propres sources scripturales. À l’heure où les Œuvres d’art africain restituées réintègrent les musées d’origine, sa thèse trouve un écho renouvelé : le dialogue des civilisations commence par la reconquête du récit historique.
Soft power et rayonnement congolais
Au-delà du prestige individuel, l’attribution de la grand-croix s’inscrit dans une stratégie plus large de soft power. Le Congo mise sur ses « ambassadeurs de la pensée » pour renforcer sa crédibilité internationale. Les grands organismes multilatéraux évaluent aujourd’hui la qualité d’une diplomatie à l’aune de la production scientifique et de la vitalité culturelle. En honorant Obenga, Brazzaville investit symboliquement dans un capital de réputation qui pourra, à terme, se convertir en partenariats académiques, bourses croisées et chaires d’excellence.
La ministre de l’Enseignement supérieur, Emmanuelle Edith Delphine Adouki, l’a souligné : la reconnaissance nationale précède la mise en place d’un colloque international dédié à l’œuvre du lauréat. Ce rendez-vous, appelé à rassembler épistémologues et diplomates, devrait positionner la capitale congolaise comme un hub régional des humanités africaines.
Un plaidoyer pour la jeunesse continentale
« Je dédie cette distinction à la jeunesse africaine », a déclaré le professeur, la voix emplie d’une émotion à peine contenue. En filigrane, il adresse un message stratégique : sans relais générationnel solide, le legs intellectuel demeure orphelin. L’engagement présidentiel à promouvoir les incubateurs de recherche et les programmes d’échanges universitaires résonne comme un écho à cet appel.
Il est significatif que le décret officiel, daté du 24 juillet 2025, mentionne expressément la nécessité d’« accroître la diffusion des travaux du professeur Obenga dans le secondaire ». Cet accent mis sur la transmission conforte la logique d’un continuum éducatif, de l’école primaire aux hautes études, pilier de la vision nationale de développement.
Capitaliser sur une œuvre prolifique
Avec près d’une cinquantaine d’ouvrages et plus d’une centaine d’articles, l’œuvre obenguiste constitue une mine pour les décideurs engagés dans l’élaboration de politiques publiques fondées sur des données culturelles endogènes. L’initiative de la Société congolaise de philosophie, « La Sophia », d’organiser un colloque exhaustif, ouvre une séquence où les chercheurs pourront articuler les savoirs accumulés à des objectifs de développement durable.
À terme, la mobilisation d’un tel patrimoine intellectuel pourrait nourrir la diplomatie économique, notamment dans le secteur des industries créatives, dont la chaîne de valeur s’appuie sur la mémoire et l’identité. En symbiose avec la stratégie gouvernementale, la reconnaissance de Théophile Obenga illustre la conviction que l’excellence académique n’est pas un luxe, mais un levier de souveraineté culturelle indispensable aux ambitions du Congo.