Retour d’un silence fécond : parentalité et maturation littéraire
Lorsqu’un écrivain choisit de se retirer des radars médiatiques, le silence est souvent interprété comme une éclipse. Dans le cas de Christ Kibeloh, il s’agit plutôt d’une incubation. Six années se sont écoulées entre la parution d’« Une vie d’enfer » et la sortie de « Mon regard sur le monde ». Le temps d’accueillir deux fils, de traverser la parenthèse pandémique et, surtout, de laisser la sève créative s’épaissir. « Cette parenthèse a été une révolution silencieuse », confie-t-il, reconnaissant que la paternité l’a contraint à épouser un rythme moins fébrile et plus réflexif. La conséquence est palpable : sa prose s’est dépouillée d’une part de fougue adolescente pour gagner en densité, en déploiement d’idées, en précision émotionnelle. À l’ombre des projecteurs, il dit avoir relu ses propres textes « avec l’œil sévère d’un premier lecteur », se délestant de la tentation de plaire pour rechercher la justesse.
Une architecture hybride au service d’un message pluriel
« Mon regard sur le monde » refuse la compartimentation rigide entre argumentation et fiction. L’ouvrage juxtapose essais personnels et nouvelles, faisant dialoguer la pensée et l’incarnation. Pour Kibeloh, l’essai est l’atelier où se forgent les concepts, tandis que la nouvelle est le théâtre où ces mêmes concepts s’éprouvent sous le feu des passions humaines. Ce va-et-vient confère à l’ensemble la respiration d’un entretien prolongé avec le lecteur, où l’auteur expose une thèse avant d’en livrer l’illustration sensible. Pareille hybridité exige cependant une orchestration subtile : elle suppose de maintenir, d’un chapitre à l’autre, une cohérence de ton sans sacrifier la variété des registres. La réussite du livre tient à cette tension maîtrisée : le même regard traverse des dispositifs littéraires distincts, comme une ligne mélodique reprise par des instruments différents, sans jamais se trahir.
Penser l’Histoire africaine sans céder au ressentiment
Au cœur de la réflexion, les blessures collectives que sont l’esclavage et la colonisation occupent une place cardinale. Kibeloh ne minore ni la violence de ces héritages ni leur rémanence dans les inconscients individuels. Mais il refuse d’enfermer le continent dans un statut de victime inamovible. Sa stratégie discursive consiste à articuler lucidité et puissance d’agir ; il rappelle, en citant l’historien congolais Elikia M’Bokolo, que « l’Afrique ne se résume ni à ses dépouilles ni à ses regrets ». Dès lors, la connaissance du passé devient un levier, non un fardeau. L’auteur assume un optimisme qu’il sait parfois déroutant pour ses contemporains, considérant le métissage comme une donnée anthropologique plus que comme un slogan politique. À ses yeux, la rencontre des cultures n’abolit pas les identités, elle les approfondit. C’est précisément cette dialectique qui fonde sa foi dans un avenir apaisé, où la mémoire serait convoquée non pour accuser, mais pour éclairer.
La littérature comme diplomatie culturelle francophone
Les ambitions déclarées de l’écrivain dépassent la sphère esthétique. Il voit dans la littérature un outil de diplomatie douce, capable de déjouer les caricatures véhiculées sur les sociétés africaines. « Le passeport d’un auteur, c’est son imagination », aime-t-il rappeler. En revendiquant une position de « passeur de réalités », il s’inscrit dans le sillage des écrivains qui considèrent le roman et l’essai comme des espaces de négociation symbolique entre peuples. Cet horizon rejoint les priorités diplomatiques de la République du Congo, engagée depuis plusieurs années dans la valorisation de la francophonie comme vecteur de rayonnement pacifique. À ce titre, le travail de Kibeloh s’articule harmonieusement avec les initiatives gouvernementales qui promeuvent le dialogue interculturel plutôt que la confrontation. La littérature se fait ainsi complémentaire des chancelleries : elle murmure à l’oreille des peuples ce que les discours officiels ne peuvent qu’esquisser.
Ouenzé, laboratoire de mémoire et de résilience
Le prochain roman, « Les souvenirs de Ouenzé », promet d’élargir encore le spectre thématique. Brazzaville, en particulier le quartier de Ouenzé, y devient un personnage à part entière, lieu de confluence entre le bruissement joyeux de l’enfance et les fracas de la guerre civile de 1997. L’auteur entend y sonder « la mécanique intime du pardon », cette clé de voûte des sociétés post-conflit. En filigrane, c’est l’histoire récente du Congo qui s’écrit, sans posture accusatrice, dans la volonté de comprendre comment une communauté se relève. Les premiers extraits laissent entrevoir une écriture tactile, qui mêle la chaleur du manioc partagé en cour commune à la tension sourde des sirènes nocturnes. Kibeloh affirme qu’il ne s’agit pas d’un livre de plus sur la guerre, mais d’un hommage à la capacité de résilience d’une population qui a choisi la vie, là où le désespoir semblait plus évident.
Vers un horizon littéraire concerté
À l’heure où nombre d’observateurs s’interrogent sur la place de l’Afrique dans le récit mondial, la trajectoire de Christ Kibeloh offre une illustration convaincante d’un continent qui n’attend plus d’être raconté par d’autres. Sa plume, nourrie d’expériences transnationales et d’une parentalité assumée, propose un cadre de lecture inclusif, entreprenant et résolument tourné vers la coopération. Dans un environnement international où le soft power gagne en importance, la République du Congo trouve, à travers de telles voix, un relais d’influence subtil mais efficace. L’écrivain, pour sa part, mesure la responsabilité qui en découle : faire de chaque livre un lieu de dialogue plutôt que de discorde. S’il reste encore des cicatrices à panser, la littérature peut, affirme-t-il, « tenir lieu de pansement symbolique et de passerelle diplomatique ». Entre mémoire et promesse, le parcours de Kibeloh confirme qu’une œuvre sincère peut tracer, phrase après phrase, la cartographie d’un monde plus apaisé.