Du chanvre clandestin à l’actif stratégique national
Si le cannabis a longtemps prospéré dans les vallées encaissées du Rif, c’est désormais depuis les bureaux feutrés de Rabat que se dessine l’avenir de cette plante. Consacré premier producteur mondial par l’ONUDC, le Maroc cultive près de la moitié de l’offre planétaire, un héritage façonné autant par la géographie que par l’interdit. Le virage engagé depuis la loi de 2021 marque une rupture historique : l’État, qui tolérait un commerce informel dominé par les réseaux criminels, revendique aujourd’hui la pleine maîtrise de la chaîne de valeur.
Régulariser sans banaliser, telle est l’équation que le Palais tente de résoudre. La stratégie consiste à passer d’un système fondé sur le haschich de contrebande – dont 80 % aboutissent toujours sur les marchés européens – à une industrie médicale à haute valeur ajoutée. Les cultivateurs, hier pourchassés par la gendarmerie, sont encouragés à rejoindre des coopératives dûment auditées. Le modèle rappelle celui adopté pour la filière safran ou l’huile d’argan, mais à une échelle infiniment plus sensible.
La mécanique législative et la montée en puissance de l’ANRAC
L’Agence nationale de réglementation des activités relatives au cannabis (ANRAC), créée en 2022, orchestre la métamorphose. En 2024, elle a accordé plus de 3 300 autorisations sur 4 158 requêtes, couvrant 2 169 hectares légaux. L’objectif affiché pour 2025 est de doubler la surface tout en gardant un contrôle agronomique strict, condition indispensable pour obtenir les certifications pharmaceutiques européennes.
Cette architecture réglementaire s’appuie sur un partage clair des rôles : l’État définit les variétés autorisées, encadre les exportations et fixe le régime fiscal ; les entreprises marocaines – au premier rang desquelles Pharma 5 – investissent dans la R&D, condition sine qua non pour sortir d’une logique de simple matière première et capter les marges du médicament fini. L’ANRAC sert de courroie de transmission entre les savoir-faire ruraux ancestraux et l’exigence normative des laboratoires modernes.
La Beldia, patrimoine végétal et cheval de Troie économique
Cultivée depuis des siècles, la variété autochtone Beldia incarne la singularité botanique marocaine. Moins gourmande en eau que ses cousines hybrides, elle offre une floraison précoce et une stabilité génétique appréciée des chercheurs. Le Centre africain du génome, adossé à l’Université Mohammed VI Polytechnique, conduit un programme de séquençage afin de breveter ses spécificités et d’éviter toute appropriation externe.
Avec un rendement moyen de 17 quintaux par hectare, la Beldia ne concurrence pas encore les variétés importées en termes de productivité, mais son profil chimique – taux de THC supérieur à 1 % et ratio CBD/THC équilibré – la destine à des applications neurologiques. En revendiquant cette « appellation d’origine botanique », Rabat espère répliquer le succès du vin français ou du thé Darjeeling : défendre un terroir pour vendre plus cher.
La filière pharmaceutique marocaine entre laboratoires et diplomatie commerciale
Pharma 5 a frappé fort en dévoilant, fin 2024, un générique à base de cannabidiol destiné aux épilepsies pharmacorésistantes, fruit d’un investissement de 250 millions de dirhams. À Tanger Med, des conteneurs réfrigérés chargés des premiers concentrés thérapeutiques ont déjà pris la direction de la Suisse, où la résine marocaine se négocie entre 1 400 et 1 800 € le kilogramme. L’ANRAC, présente aux salons de Londres, Montréal et Prague, multiplie les contrats-cadres et négocie des quotas douaniers avec Berlin et Varsovie.
Selon la Fédération marocaine de l’industrie et de l’innovation pharmaceutiques, le segment thérapeutique pourrait générer jusqu’à 6 milliards de dirhams par an à l’horizon 2028 et capter 10 à 15 % du marché européen. Au-delà des chiffres, la diplomatie économique marocaine y voit un outil de soft power : en exportant des produits de santé, le royaume se positionne comme pourvoyeur de solutions plutôt que comme source de trafics.
Rif : réhabilitation sociale et pacification des campagnes
La transition ne se limite pas aux statistiques ; elle s’incarne dans les destinées individuelles. En août 2024, la grâce royale accordée à 4 831 cultivateurs poursuivis, puis leur intégration dans 189 coopératives, ont envoyé un signal politique fort : le temps de la répression aveugle est révolu. Pour la première fois, des familles entières déclarent ouvertement leurs surfaces et perçoivent un revenu bancaire traçable.
Cette pacification reste toutefois fragile. Les trafiquants, privés d’une partie de leur matière première, tentent de déplacer la production plus à l’est, vers les contreforts du Moyen Atlas. L’État doit donc conjuguer accompagnement économique et présence sécuritaire. Le succès ou l’échec de cette reconversion pèsera lourd sur la stabilité d’une région historiquement frondeuse vis-à-vis du pouvoir central.
Enjeux internationaux : normes, concurrence et perception diplomatique
En se positionnant comme « pharmacie du monde » du cannabis, le Maroc marche sur un fil. Pour conquérir les marchés occidentaux, les extraits marocains devront satisfaire aux Bonnes pratiques de fabrication européennes, se soumettre aux directives de l’Agence européenne des médicaments et passer le filtre – politique plus que sanitaire – des parlements nationaux. Cette normalisation exige des investissements continus dans les laboratoires de Casablanca et de Rabat.
Parallèlement, la course mondiale au cannabis médical s’intensifie. Israël, le Canada et l’Australie disposent déjà de surplus exportables. L’Allemagne envisage une légalisation partielle qui pourrait transformer Berlin en hub continental. Dans ce contexte, Rabat mise sur sa proximité géographique avec l’UE et sur le traditionnel canal diplomatique avec Paris et Madrid pour conserver une longueur d’avance. Comme le note un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, « l’acceptabilité politique vaut parfois plus que la teneur en cannabinoïdes ».
Ainsi, la résine du Rif n’est plus seulement une affaire de douaniers ; elle devient un instrument de projection d’influence. Si le pari est réussi, le Maroc prouvera qu’un produit longtemps stigmatisé peut être reconverti en levier de développement, tout en rappelant que la frontière entre narcotique et médicament n’est jamais figée, mais négociée.