Un forum public sous perfusion démocratique
En surface, la République du Cameroun dispose d’une architecture institutionnelle comparable aux standards libéraux : multipartisme, presse pluraliste, libertés formelles d’association et d’expression. Pourtant, derrière cette façade, l’agora demeure évanescente. L’échange d’arguments, la confrontation sereine des idées et la production d’un consensus minimal sur l’intérêt général restent l’apanage d’une élite restreinte ou d’instances internationales. Le fossé entre la norme constitutionnelle et la pratique quotidienne alimente un débat abstrait, autocentré et, pour une large part, illusoire.
Presse d’élite absente, information émiettée
Les observateurs internationaux soulignent de longue date le rôle décisif que joue un journalisme d’investigation robuste dans la consolidation démocratique (Reporters sans frontières). Au Cameroun, la majorité des rédactions se voit néanmoins happée soit par la logique d’allégeance aux cercles du pouvoir, soit par la quête de rentabilité immédiate. Les unes tonitruantes, nourries de sensationnel, laissent peu d’espace à la donnée vérifiable ou à l’analyse comparative. De rares titres spécialisés – souvent en ligne – tentent de compenser, mais leur diffusion demeure marginale et leur modèle économique fragile. Dans ces conditions, le citoyen soucieux d’une information probante doit multiplier les sources, croiser les versions ou recourir à la presse étrangère, exercice chronophage et coûteux dans un pays où le revenu médian plafonne autour de deux dollars par jour.
Intellectuels marginalisés, pensée publique orpheline
Le charbonnage intellectuel, indispensable à la maturation civique, pâtit d’une visibilité ténue. Universitaires et chercheurs, pourtant nombreux, peinent à se frayer un chemin hors des colloques confidentiels ou des salles de classe. Plusieurs expliquent en privé redouter la récupération politique, l’ostracisme administratif ou, plus prosaïquement, la perte d’une manne consultative garante de leur stabilité financière. Faute de relais éditoriaux solides, l’essai et la revue d’idées ont déserté les kiosques. Conséquence directe : la sphère médiatique recycle à l’envi de brèves tribunes, souvent rédigées à chaud sur les réseaux sociaux, qui confondent posture morale et argumentation raisonnée.
Le règne de la parole proverbiale, ligne Maginot du doute
Dans l’imaginaire collectif, la sentence proverbiale occupe une place quasi normative. L’aphorisme, érigé en vérité intemporelle – « Le Cameroun c’est le Cameroun », « Le vieux parle, l’enfant se tait » – clôt plus qu’il n’ouvre la discussion. Le sociologue Pascal Kouoh Mbongo y voit la trace d’une culture où la parole fut longtemps l’outil de maintien de l’ordre social, non celui de la remise en question. Le doute se trouve ainsi discrédité avant même d’avoir été formulé. La philosophie, enseignée en dernière année de lycée, n’a guère le temps d’enraciner durablement l’habitus critique ; dès la sortie de l’examen, l’étudiant est rattrapé par les hiérarchies familiales, la religion ou les injonctions communautaires.
Religiosité conquérante et clôture du débat rationnel
La montée en puissance des « églises du réveil » amplifie ce phénomène. Le discours prophétique, souvent performatif et manichéen, désigne le doute comme une infraction spirituelle. L’adhésion émotionnelle supplante la démonstration ; la délivrance personnelle tient lieu de programme d’action collective. De fait, la langue religieuse irrigue les prises de position politiques : la corruption devient malédiction, la pauvreté sanction divine, la réussite preuve de grâce. Cette sacralisation du vécu individuel réduit l’espace pour la négociation démocratique, laquelle réclame, par définition, la reconnaissance d’autrui et l’acceptation des désaccords rationnels.
Une culture du débat à inventer
S’extirper de cette anémie civique implique un tournant culturel. Promouvoir un journalisme d’idées exigeant – rubriques fact-checking, enquêtes longitudinales, chroniques d’experts – constituerait une première pierre. Parallèlement, la place de l’intellectuel pourrait être redéfinie : non plus thuriféraire ou consultant ad hoc, mais producteur de controverses structurantes. La diffusion d’essais accessibles, la réhabilitation de la revue comme lieu de lente élaboration conceptuelle, la création de clubs de lecture étendus aux régions, favoriseraient l’émergence d’un lectorat critique. Enfin, la formation initiale devrait ancrer l’épistémologie du doute : ateliers de débat à l’école, exercices de rhétorique contradictoire à l’université, émissions radiophoniques dédiées à la pédagogie des politiques publiques.
Vers un horizon discursif partagé
Ni le retour à des slogans panafricanistes, souvent importés, ni la simple proclamation de la liberté d’expression ne suffiront à vivifier l’agora camerounaise. La refondation passe par une parole qui explore au lieu d’asséner, relie plutôt qu’elle ne hiérarchise, accepte la lenteur analytique contre le triomphe de l’instantané. Fidèle à ses pluralités – linguistiques, culturelles, religieuses – le Cameroun pourrait alors transformer ses différences en laboratoire de citoyenneté. Le talent ne manque pas ; il reste à lui aménager une scène où la contradiction ne soit plus perçue comme une menace, mais comme l’oxygène même de la vie publique.