Un palier historique pour Kampala
La publication, le 24 juin, des chiffres du ministère ougandais de l’Agriculture fait l’effet d’un petit séisme dans les milieux commerciaux de Londres à Mombasa : avec 793 445 sacs de 60 kg expédiés en mai, soit 47 606 tonnes, l’Ouganda devance pour la première fois l’Éthiopie sur le segment des exportations de café. Les recettes correspondant à cette performance n’ont pas encore été consolidées, mais la Banque d’Ouganda évoque déjà une « crête historique » dépassant 115 millions de dollars, soutenue par la fermeté persistante des cours arabica et robusta (International Coffee Organization).
Ce renversement de hiérarchie intervient cinq décennies après que le pays de l’ancienne Abyssinie eut solidement arrimé sa réputation de premier producteur africain, prestige qu’il n’avait jamais véritablement cédé. Pour Kampala, il s’agit donc moins d’une victoire d’étape que de la traduction chiffrée d’une décennie de réformes agricoles, fiscales et logistiques mûries à l’ombre des plantations bordant le lac Victoria.
Les leviers d’une performance exportatrice exceptionnelle
Au-delà du dynamisme propre des coopératives, plusieurs axes structurants expliquent l’envolée ougandaise. Premièrement, la mise en place d’un régime foncier plus sécurisé a encouragé les petits exploitants à investir dans la replantation de caféiers plus productifs, souvent résistants à la rouille du caféier. Deuxièmement, la libéralisation du marché intérieur, entamée dès 2013, a attiré des négociants internationaux disposés à préfinancer les récoltes contre des contrats fermes, limitant les besoins d’endettement local. Troisièmement, l’achèvement en 2024 de la modernisation du corridor ferroviaire Kampala–Mombasa a réduit de 25 % les coûts logistiques, avantage décisif face à une Éthiopie enclavée et dépendante de Djibouti.
Sur le plan monétaire, la politique prudente de la Banque centrale, combinée à un shilling relativement stable, a amélioré la visibilité des exportateurs. « Nous pouvons désormais conclure des ventes à terme sans craindre une dépréciation brutale qui rogne nos marges », confiait en marge du récent Africa Coffee Summit le directeur d’Agribiz Consult, un cabinet de courtage basé à Jinja.
Addis-Abeba sous la pression du climat et des turbulences internes
Le recul éthiopien résulte d’un faisceau de contraintes plutôt que d’un simple défaut de compétitivité. La sécheresse prolongée dans la région d’Oromia, conjuguée à des précipitations erratiques à Sidama, a réduit la floraison et, partant, le remplissage des cerises de café. Le gouvernement fédéral pointe en outre les récents blocages d’acheminement sur l’axe Jimma-Djibouti, conséquence indirecte de tensions sécuritaires dans l’Amhara, pour expliquer des retards d’exportation évalués à près de 1,2 million de sacs sur le premier semestre.
L’Éthiopian Coffee and Tea Authority reconnaît également que la transition, encore inachevée, vers des certifications environnementales plus exigeantes constitue un frein commercial sur certains marchés européens. « Les acheteurs allemands exigent des garanties de traçabilité que seuls 40 % de nos planteurs peuvent documenter pour le moment », constate une source diplomatique à la représentation de l’Union européenne à Addis-Abeba.
Répercussions géopolitiques dans la vallée du Rift
Cette inversion de classement dépasse le seul terrain agro-économique : elle modifie subtilement les rapports de force au sein de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) et du Marché commun de l’Afrique orientale et australe. Kampala, qui présidera l’EAC en 2026, capitalisera vraisemblablement sur ce succès pour défendre l’idée d’un fonds régional de stabilisation des cours, inspiré du mécanisme ivoirien en matière de cacao. Face à elle, l’Éthiopie, membre observateur de l’EAC mais poids lourd démographique, perd un argument majeur pour accélérer son adhésion pleine et entière.
Sur le plan multilatéral, la voix ougandaise pourrait gagner en résonance dans les enceintes de l’Organisation internationale du café, notamment lors des négociations autour d’un nouveau pacte de durabilité. « Les bailleurs tendent à écouter d’abord ceux qui livrent le plus grand volume », glisse un diplomate kenyan, rappelant que le Brésil et le Vietnam façonnent déjà les standards techniques de l’industrie.
Perspectives de marché et diplomatie commerciale
À moyen terme, la capacité de l’Ouganda à conserver son leadership dépendra de sa faculté à passer du modèle « bean to port » au modèle « bean to cup », c’est-à-dire à développer la torréfaction locale et la création de marques régionales. Le mémorandum signé en mars avec une multinationale italienne pour l’implantation d’une usine à Kampala va dans ce sens, mais plusieurs observateurs mettent en garde contre le risque de captation de valeur si le pays ne sécurise pas des clauses de transfert technologique.
Quant à l’Éthiopie, son potentiel reste considérable : la productivité moyenne y demeure inférieure à 700 kg par hectare, loin des 1 200 kg observés dans les districts pilotes de Limmu. La marge de progression est donc réelle, à condition que la restructuration du secteur coopératif, annoncée par le ministre de l’Agriculture Girma Amente, surmonte les réticences localistes. Le prochain cycle pluvieux fera figure de test : un retour à des conditions météorologiques plus clémentes pourrait rapidement rééquilibrer le tableau d’honneur caféier.
Entre prestige agricole et quête de valeur ajoutée
Le basculement observé en 2025 illustre la volatilité des hiérarchies agricoles africaines et, plus largement, l’importance d’un appareil d’État capable d’anticiper les chocs climatiques, monétaires et logistiques. Il confirme également que la diplomatie économique n’est plus l’apanage exclusif des hydrocarbures ou des minerais stratégiques : une commodité aussi ancienne que le café redevient un instrument puissant de rayonnement régional.
La symbolique, enfin, n’échappera pas aux dirigeants africains : l’épisode rappelle que la compétitivité repose moins sur l’ancienneté d’une réputation que sur l’agilité des politiques publiques. Pour Kampala comme pour Addis-Abeba, l’enjeu dépasse la simple arithmétique des sacs exportés ; il conditionne leur crédibilité dans la négociation multilatérale, leur attractivité pour l’investissement privé et, en définitive, leur capacité à transformer une rente agricole en vecteur de développement durable.