Un barrage qui reconfigure la carte énergétique burundaise
Dans la province verdoyante de Bururi, le grondement sourd des turbines de la centrale de Jiji résonne désormais comme un symbole d’émancipation. Avec 32 MW déjà injectés au réseau national et une montée en puissance attendue à 49,5 MW lorsque l’unité sœur de Mulembwe rejoindra la danse des alternateurs, le Burundi s’offre une augmentation instantanée de près de 50 % de sa capacité installée. « Nous passons d’une pénurie chronique à une ère de sécurité énergétique », s’est félicité le ministre de l’Hydraulique, Ibrahim Uwizeye, devant un parterre de diplomates accrédités.
Si la rhétorique officielle insiste sur l’autosuffisance, les experts rappellent que le ratio d’électrification reste inférieur à 15 %. L’enjeu du projet dépasse donc la simple mise en service : il s’agit de poser la première pierre d’un maillage électrique national apte à soutenir l’industrialisation naissante et à contenir une démographie parmi les plus dynamiques du continent.
Les dessous diplomatiques du financement
Le chèque global de 320 millions de dollars n’est pas tombé du ciel. À rebours d’un récit parfois héroïque, le montage financier illustre l’entrelacs d’intérêts des bailleurs. La Banque mondiale apporte 100 millions de dollars sous forme de crédit concessionnel, la Banque africaine de développement 88 millions, tandis que l’Union européenne, l’Agence japonaise de coopération et le fonds OPEP complètent l’équation. « Les investisseurs scrutent la stabilité macroéconomique autant que les débits du fleuve Jiji», rappelle le consultant en infrastructures Éric Nduwayo.
Pour Bujumbura, la discipline budgétaire et la transparence deviennent ainsi des conditions implicites de l’achèvement du chantier. Le gouvernement s’est engagé à publier les contrats d’achat d’électricité et à renforcer le régulateur, autant de clauses qui, sur l’échiquier diplomatique, traduisent une volonté de réhabilitation vis-à-vis des partenaires occidentaux après des années de frictions post-électorales.
Sur l’échiquier régional des Grands Lacs
Le périmètre de Jiji s’étend bien au-delà des frontières burundaises. Dans une région où l’eau reste un vecteur de pouvoir aussi puissant que le coltan, l’interconnexion future avec le Rwanda et la Tanzanie via le réseau EAPP (Eastern Africa Power Pool) suscite à la fois espoirs et vigilances. Kigali, déjà tributaire de l’hydro-électricité congolaise, voit dans une ligne directe avec Bujumbura l’occasion de sécuriser son mix énergétique. « L’énergie peut devenir une monnaie d’influence aussi structurante que les contingents militaires », confie un diplomate est-africain basé à Nairobi.
Cependant, la coordination hydraulique dans le bassin du Nil demeure sensible. Les autorités égyptiennes observent de près tout projet susceptible d’affecter le débit en aval, même marginalement. Le Burundi, signataire de l’Initiative du Bassin du Nil, navigue avec précaution entre solidarité régionale et préservation de ses nouveaux atouts.
Défis environnementaux et sociaux à l’épreuve de la houe
À l’heure où les premiers mégawatts illuminent Bujumbura, les voix de la société civile s’inquiètent des conséquences pour les 3 200 ménages relocalisés. Le gouvernement insiste sur l’indemnisation « conforme aux standards de la Banque mondiale », mais des ONG locales évoquent des retards de paiement et une insuffisance des terres compensatoires. Le dilemme est classique : un pays où 90 % de la population vit de l’agriculture de subsistance ne peut substituer aisément des rizières séculaires à des micro-parcelles en altitude.
Côté biodiversité, la déviation partielle du cours de la rivière vers les tunnels d’amenée pourrait affecter la migration de poissons endémiques et l’irrigation des marais du Bas-Songa. Les études d’impact environnemental prévoient des débits réservés, mais leur suivi dépendra des capacités de l’Office burundais pour la protection de l’environnement, notoirement sous-doté.
Lumières sur l’avenir : perspectives et incertitudes
À court terme, l’injection de 49,5 MW devrait réduire de 30 % les dépenses publiques consacrées au fioul lourd destiné aux groupes électrogènes. Cela libère des marges budgétaires pour la santé et l’éducation, deux secteurs prioritaires dans la nouvelle stratégie « Vision 2040 ». À moyen terme, l’exécutif rêve déjà d’exportation d’électricité et de zones industrielles près du port lacustre de Rumonge.
Pourtant, le succès dépendra de la capacité de la Regideso à réduire des pertes techniques qui engloutissent encore un kilowatt sur trois. À l’horizon 2030, la digitalisation des compteurs et l’ouverture partielle du capital de l’opérateur restent sur la table, tout comme la diversification vers le solaire, filets indispensables face à la variabilité climatique que les climatologues attribuent déjà au dérèglement global.
Au-delà de la prouesse technique, Jiji-Mulembwe offre au Burundi une scène pour réaffirmer sa pertinence diplomatique. Réussir la transition énergétique sans aggraver les tensions hydriques régionales serait, pour le petit État enclavé, l’assurance d’un rayonnement accru. À défaut, le projet risquerait de n’être qu’un feu de paille dans une nuit encore largement obscure.