Un rapprochement Sud-Sud mûri par la crise alimentaire mondiale
À première vue, l’annonce signée à Abuja le 24 juin ressemble à un simple contrat de financement. Pourtant, la ligne de crédit d’un milliard de dollars ouverte par la banque publique brésilienne BNDES en faveur du Nigeria marque une inflexion stratégique. Le géant latino-américain, champion de l’agrobusiness, et la première économie africaine aux prises avec une inflation alimentaire proche de 25 % cherchent à convertir la vulnérabilité actuelle des chaînes d’approvisionnement mondiales en opportunité diplomatique. « Cet accord ouvre un nouveau chapitre de notre transformation agricole », a insisté le vice-président nigérian Kashim Shettima devant des ministres des deux pays réunis pour la deuxième session du mécanisme de dialogue stratégique.
Depuis 2022, la guerre en Ukraine a rappelé la centralité du blé et des fertilisants dans les équilibres géopolitiques. Le Brésil, quatrième exportateur mondial de céréales, possède un savoir-faire technologique – notamment dans l’agriculture tropicale – que le Nigeria convoite pour réduire une facture d’importations alimentaires dépassant douze milliards de dollars par an. La dynamique s’inscrit dans la montée en puissance du Sud global, où la coopération se libère des tropismes Nord-Sud sans pour autant ignorer les rapports de force classiques.
Le pari productiviste face aux défis climatiques et fonciers
Concrètement, le crédit brésilien servira à financer des tracteurs, des semences hybrides, des unités d’irrigation pivot et des silos métalliques. Brasilia exporte ainsi son modèle de clusters agro-industriels, fondé sur la mécanisation rapide et la recherche appliquée de l’Embrapa. Les autorités nigérianes espèrent accroître le rendement moyen du maïs de 2 à 6 tonnes par hectare et celui du riz de 2,5 à 5 tonnes. L’ambition est doublée d’un objectif social : créer 3 millions d’emplois ruraux en dix ans, selon le ministre nigérian de l’Agriculture, Abubakar Kyari.
Toutefois, plusieurs observateurs rappellent que la révolution verte brésilienne, encensée pour sa productivité, est aussi critiquée pour sa contribution à la déforestation amazonienne. Dans le contexte nigérian, la pression foncière sur le bassin du Niger et sur les forêts guinéennes suscite des inquiétudes. « L’exportation brutale d’un modèle intensif peut exacerber les conflits agropastoraux si elle n’intègre pas les réalités coutumières », prévient la chercheuse Aline Mijimbé, affiliée à l’Institut des hautes études de défense de Yaoundé. Abuja promet un dispositif de gestion durable des sols, mais la tentation de résultats rapides pourrait éroder ces garde-fous.
Énergie et défense : les clauses discrètes d’un pacte agricole
Derrière le vernis agricole, l’accord ouvre également des volets énergétiques et sécuritaires. Petrobras obtient un accès privilégié aux futures rondes d’appels d’offres sur le gaz offshore nigérian, tandis que la compagnie pétrolière nationale, NNPC, pourra envoyer des ingénieurs au centre de recherche de Rio de Janeiro pour travailler sur la capture de carbone. Les deux pays envisagent par ailleurs le codéveloppement d’une petite turbine à gaz adaptée aux réseaux isolés, manière de verdir les infrastructures tout en sécurisant l’approvisionnement des zones rurales.
Sur le plan militaire, l’option d’acquisition par Abuja de véhicules blindés brésiliens Guarani figure en annexe. L’armée nigériane, engagée contre l’insurrection jihadiste dans le Nord-Est, cherche des plateformes 6×6 adaptées au terrain sahélien. À Brasilia, ce débouché consolide l’industrie de défense nationale en difficulté budgétaire depuis la pandémie. « C’est un win-win typique : nous aidons un partenaire stratégique à stabiliser sa périphérie, il renforce notre base industrielle », résume un diplomate brésilien sous couvert d’anonymat.
Des contreparties financières et politiques sous surveillance
La facilité de crédit est garantie par l’Export Credit Insurance du Brésil, mais sa soutenabilité dépendra de la discipline budgétaire nigériane. Or, Abuja consacre déjà plus de 30 % de ses recettes au service de la dette publique. Si les prix du pétrole reculent, la dynamique pourrait se tendre. La Banque mondiale a d’ailleurs recommandé une meilleure hiérarchisation des priorités infrastructurelles avant de multiplier les engagements.
Sur le plan politique, l’administration Tinubu espère que ce partenariat renforcera son leadership régional au sein de la CEDEAO, mise à mal par les coups d’État au Sahel. Le Brésil, souvent éclipsé par la Chine en Afrique, cherche de son côté un contrepoids à l’influence croissante de Pékin dans les couloirs diplomatiques d’Abuja. Les deux capitales parient donc sur un alignement d’intérêts qui dépasse l’agro-économie stricto sensu et touche aux votes à l’ONU, à la réforme du Conseil de sécurité et aux négociations climatiques.
Partenariat durable ou conjoncturel ? Les inconnues de l’équation
Le caractère multidimensionnel de l’accord Brésil-Nigeria en fait un jalon de la diplomatie Sud-Sud. Néanmoins, sa pérennité reposera sur la capacité des deux gouvernements à maintenir un cap technocratique malgré des calendriers électoraux lourds. Au Brésil, les tensions entre l’aile écologiste et le lobby agro-exportateur du Congrès peuvent ralentir l’exécution technique. Au Nigeria, la volatilité du naira et l’insécurité grandissante dans les États du Nord-Ouest menacent la livraison du matériel.
Si ces obstacles sont surmontés, Abuja pourrait devenir un hub pour la projection brésilienne en Afrique de l’Ouest, tandis que Brasilia consoliderait son statut de puissance agricole prescriptrice de normes. Dans le cas contraire, l’histoire retiendra surtout l’une des nombreuses annonces milliardaires qui jalonnent les sommets Sud-Sud sans toujours tenir leurs promesses.