Un écran, 500 témoins et un chef d’État
À la tombée d’une fraîche soirée de saison sèche, le cinéma Olympia du rond-point Poto-Poto s’est mué en agora culturelle. Près de cinq cents spectateurs, diplomates accrédités, étudiants en musicologie et mélomanes anonymes, se sont installés sous le regard attentif du président Denis Sassou Nguesso. La douzième édition du Festival panafricain de musique (Fespam) vivait là l’un de ses temps forts : la première mondiale du documentaire « La rumba congolaise, les héroïnes » de la cinéaste franco-algérienne Yamina Benguigui.
La diplomatie culturelle au cœur du Fespam
Institué dès 1996 comme un instrument de rayonnement continental, le Fespam s’inscrit dans la stratégie congolaise de soft power qui accompagne et complète la diplomatie classique. En présidant cette projection, le chef de l’État a rappelé que la culture n’est pas une simple fête mais « un pilier de notre action extérieure », expression reprise par plusieurs chancelleries présentes. Dans un contexte où l’Afrique centrale cherche des marqueurs d’unité, la rumba – commune aux deux rives du fleuve Congo – sert d’ambassadeur sonore et d’élément fédérateur.
De l’Unesco aux plateaux de cinéma
L’inscription de la rumba congolaise au patrimoine immatériel de l’humanité en 2021 avait déjà offert un éclairage magistral sur cette musique métissée, issue des échanges transatlantiques entre l’Afrique et les Caraïbes. Toutefois, nombre d’observateurs pointaient la faible visibilité accordée aux interprètes féminines. Yamina Benguigui confie avoir voulu corriger « une inattention historique » afin de replacer les artistes femmes « au centre du récit collectif ». Son film, d’une heure, fonctionne comme un pont entre la reconnaissance onusienne et la mémoire populaire.
Portraits de pionnières oubliées
Lucie Eyenga apparaît à l’écran telle une figure tutélaire. Dès 1956, alors que Léopoldville résonne encore des échos de la domination belge, sa voix enregistrait un hymne à la liberté. Suivent les trajectoires flamboyantes de Faya Tess, Mbilia Bel, Mpongo Love ou Abeti Masikini : autant de talents qui ont popularisé cette musique dans les cabarets de Brazzaville comme sur les scènes parisiennes. Le documentaire compile archives sonores, photographies inédites et entretiens réalisés à Kinshasa, Paris et Pointe-Noire, offrant une mosaïque de récits où l’intime se mêle au politique.
Genre et pouvoir, une lecture croisée
Au-delà de l’esthétique musicale, le film insiste sur la négociation permanente entre artistes femmes et structures de pouvoir. Mbilia Bel évoque devant la caméra la persistance d’une rémunération inéquitable concernant ses droits d’auteur, malgré quarante-deux ans de carrière. Loin d’être une diatribe, son propos s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’économie créative en Afrique centrale. Les autorités culturelles congolaises, représentées à la projection par le ministre en charge des arts, affirment travailler à une modernisation de la Société congolaise des droits d’auteur afin de répondre à ces attentes légitimes.
La rumba, trait d’union des deux Congos
L’historien Didier Gondola, invité à débattre après la projection, rappelle que « la rumba a toujours circulé plus vite que les passeports ». Dès l’ère coloniale, Brazzaville et Kinshasa formaient une même capitale culturelle reliée par des embarcations nocturnes et un imaginaire commun. Ce continuum musical, mis en lumière par le film, renforce aujourd’hui le dialogue bilatéral entre les deux États, illustrant de façon tangible l’adage selon lequel la culture précède souvent la politique.
Un écho continental et des enjeux économiques
Le Fespam, soutenu cette année par l’Union africaine, voit dans cette mise à l’honneur des héroïnes un argument supplémentaire pour positionner la rumba sur les scènes de Dakar, Lagos ou Johannesburg. L’enjeu dépasse la simple diffusion : il s’agit de structurer une filière, de la production phonographique au tourisme musical, pouvant générer emplois et recettes fiscales. La Banque africaine de développement estime d’ailleurs que les industries culturelles pourraient représenter jusqu’à 3 % du PIB régional à l’horizon 2030 si les pratiques de gouvernance sont harmonisées.
Une jeunesse avide de modèles
Dans la salle, les applaudissements nourris d’étudiantes en arts du spectacle traduisent une adhésion au récit. Mariusca Moukengué, slameuse brazzavilloise, y voit « le début d’une aventure qui donnera aux jeunes filles le courage de monter sur scène ». La réalisatrice acquiesce : la transmission intergénérationnelle reste la clé pour que la rumba continue de vibrer dans les quartiers populaires comme dans les salons des chancelleries.
L’art comme vecteur de stabilité régionale
Observateurs diplomatiques et représentants d’organisations internationales soulignent, à l’issue de la projection, qu’un narratif positif partagé peut atténuer les tensions transfrontalières. En mettant en avant des héroïnes issues des deux rives, le film participe à façonner un imaginaire commun qui valorise la coopération. Cette approche s’aligne sur l’agenda 2063 de l’Union africaine, lequel place la culture parmi les catalyseurs d’une paix durable.
Un clap enrichi d’avenir
La séance unique se referme, mais l’écho de ces voix féminines résonne déjà dans les rues de Brazzaville. Les organisateurs envisagent une tournée sous-régionale afin d’amplifier la portée diplomatique de l’œuvre, tandis que le ministère congolais des Affaires étrangères annonce un chantier de coopération culturelle avec plusieurs pays riverains. En révélant la contribution des femmes à la grande partition de la rumba, le documentaire rappelle que la mémoire se conjugue au féminin et que la musique, lorsqu’elle est soutenue par des politiques publiques cohérentes, peut jouer une partition essentielle dans la diplomatie contemporaine.